Rien n'était fait pour déplaire davantage aux Parisiens de 1863; l'homme de génie qui avait écrit les Troyens eut contre lui à peu près toute la presse, sérieuse ou légère. Cham, dans le Charivari, fit une caricature: le Tannhäuser (en bébé) demandant à voir son petit frère. Au théâtre Déjazet, on joua une parodie où des acteurs, coiffés de casques ridicules, exécutaient un horrible vacarme, avec des casseroles, des gongs chinois, des scies ébréchées, des paires de pincettes; nous nous rappelons cette ignoble parade, plus digne de divertir les sauvages qui mangèrent le capitaine Cook que d'amuser les Athéniens de la décadence.
Il faut rendre justice à M. Carvalho; le chapitre que Berlioz lui a consacré dans les Mémoires est inexact; l'amertume de la défaite a envenimé la plume de l'auteur. Nous disons défaite, car les Troyens n'obtinrent qu'une trentaine de représentations, suivies, il est vrai, par l'élite du monde musical; Meyerbeer n'en manqua pas une, et je le vois encore au fauteuil de balcon qu'il occupait, très-attentif, donnant fréquemment des marques de vive satisfaction. M. Carvalho avait consacré une partie de ses bénéfices antérieurs à la mise en scène des Troyens; accordons, qu'il se soit trompé sur certains détails, c'est possible; qu'il ait essayé de ramener au goût mesquin du public une œuvre conçue selon les larges traditions de l'antiquité, c'est probable; il n'en a pas moins risqué sa fortune et son avenir.
M. Alexandre, le plus intime ami de Berlioz, aujourd'hui son exécuteur testamentaire, me disait l'autre jour: «Le monde musical doit beaucoup à Carvalho; il ne m'appartient pas d'énumérer tout ce que l'art lui doit de reconnaissance; je n'ai aucune autorité pour le faire; mais ce que j'ai le devoir de vous prier de consigner dans cette notice, pour laquelle vous me demandez des renseignements, c'est le cœur, le dévouement, le désintéressement de Carvalho pour monter les Troyens, autant que faire se pouvait, d'une façon digne du maître que personne, plus que lui, ne respectait ni n'admirait.
»Carvalho, oubliant tout pour une aussi grande question artistique, fit des sacrifices tels, qu'ils pesèrent sur sa vie entière. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier.»
Ce n'est pas à nous à le lui reprocher et personne n'oserait le faire.
Les Troyens avaient été la suprême espérance de Berlioz; leur chute causa sa longue agonie de six ans. A partir de ce moment, ses idées devinrent de plus en plus sombres; les souffrances physiques ne lui laissèrent plus aucun repos. Il avait tant compté sur son opéra! Au sortir de la répétition générale, il était allé chez madame d'Ortigue, la digne femme d'un de ses plus vieux amis. Il lui avait fait l'effet d'un spectre, tant il était pâle, maigre, décharné: «Qu'y a-t-il, s'écria-t-elle effrayée? Est-ce que la répétition aurait mal tourné, par hasard?...—Au contraire, dit l'autre en se laissant tomber sur une chaise. C'est beau, c'est sublime!...»—Et il se mit à pleurer[46].
Il était déjà affaibli et malade; dans sa jeunesse, il s'était quelquefois amusé à se laisser avoir faim pour connaître les maux par lesquels le génie pouvait passer; son estomac, plus tard, dut payer ces coûteuses fantaisies. Il vécut dans son appartement de la rue de Calais, retiré et dégoûté de tout, entouré de passereaux effrontés auxquels il donnait du pain qu'ils venaient picorer sur sa fenêtre, près de son immense piano à queue, de sa harpe et du portrait de sa première femme, Henriette Smithson. Sa belle-mère, madame Récio, le soigna avec une vigilance et un dévouement exceptionnels; ses amis prirent à tâche de lui faire oublier les injustices du sort et personne n'en a eu de plus attentifs, de plus fidèles que lui: Édouard Alexandre, Ernest Reyer, M. et madame Massart, M. et madame Damcke, la famille Ritter, et combien d'autres que je ne puis citer; la liste en serait trop longue. Il s'était mis à apprendre le français à un jeune compositeur danois, M. Asger Hammerik, aujourd'hui directeur du Conservatoire de Baltimore. «Je suis bien à plaindre, disait-il quelquefois; voilà ma belle-mère qui me parle en espagnol, ma bonne en allemand, et vous, avec votre danois, vous me déchirez les oreilles[47]!...»
La mort de son fils unique, Louis Berlioz, emporté par la fièvre, aux colonies, acheva de terrasser le glorieux vaincu. Louis Berlioz avait choisi la carrière de marin; son père l'adorait avec une passion dont on retrouvera la trace dans les Lettres. Il y avait eu entre eux des brouilles passagères; mais elles finissaient toujours par une réconciliation où le pauvre père cédait. Ce Berlioz, si hautain, si rogue, si absolu, avec la plupart des gens qu'il coudoyait dans la vie, il devenait tendre et humble avec son fils, il descendait aux supplications, il avait des raffinements d'amour paternel. Que de bons conseils il donnait à son enfant chéri: «Tu es jeune, tu es fort, ne te laisse pas aller à l'ennui, au découragement, et songe qu'avec les avantages que tu as et la santé, on peut surmonter bien des obstacles[48].»—«Cher Louis, écrivait-il encore à propos de certaines fredaines de jeune homme, tu ne trouveras jamais en moi un censeur tartufe de morale[49]...»»Figure-toi que je t'ai aimé même quand tu étais tout petit; et il m'est si difficile d'aimer les petits enfants! Il y avait quelque chose en toi qui m'attirait. Ensuite cela s'est affaibli à ton âge bête, quand tu n'avais pas le sens commun; et, depuis lors, cela est revenu, cela s'est accru, et je t'aime comme tu sais, cela ne fera qu'augmenter... Ah! mon pauvre Louis, si je ne t'avais pas[50]!...» L'année suivante, hélas! il le perdait, ce fils adoré, et il se replongeait, fou de douleur, dans l'anéantissement, dans le silence, dans la nuit.
Vainement essayait-on de lui proposer des distractions: «Mon cher Damcke, répondait-il à une invitation, je me donne le luxe de rester couché. Ainsi, excusez-moi auprès de S... si vous le voyez. J'ai pris mon parti; je ne veux plus subir aucun genre de servitude; je ne veux plus rien entendre de force; rien louer de force. Qu'on me laisse mourir tranquille. Je vous pardonne seulement de me forcer à vous aimer[51]...»
Une artiste dont il aimait le talent, mademoiselle Bockholtz-Falconi, parvint cependant à l'arracher à la torpeur où il se complaisait en le mettant en relations avec M. Herbeck, maître de chapelle de la cour à Vienne, qui le demandait pour diriger la Damnation de Faust. Berlioz accéda aux désirs de M. Herbeck et n'eut pas à s'en repentir. D'autres propositions magnifiques l'attirèrent chez la grande-duchesse Hélène de Russie, qui le logea dans son propre palais, à Saint-Pétersbourg, et ne lui permit de partir que comblé de distinctions, de gloire et d'argent.
En revenant des bords de la Néva, Berlioz éprouvait une grande fatigue; sa maladie nerveuse empirait. Il était allé trouver le célèbre docteur Nélaton, qui, après l'avoir ausculté, palpé, interrogé, lui avait dit: «Êtes-vous philosophe?—Oui, avait répondu le patient.—Eh bien, puisez du courage dans la philosophie, car vous ne guérirez jamais[52].» Assuré de mourir dans un assez bref délai et en proie à des tortures épouvantables, le vieux maître se décida à changer de lit de souffrances.—«Je vais m'étendre sur les gradins de marbre de Monaco... Le soleil me réchauffera peut-être... Oh! la belle Méditerranée et les orangers aux doux parfums!...» Telles étaient ses pensées—nous allions dire ses rêves—en prenant le chemin de fer. On l'accueille à l'hôtel des Étrangers de Nice comme une ancienne connaissance, on l'accable de témoignages de respect et de sympathie. Des bouffées de jeunesse lui remontent au cerveau; il se rappelle sans doute cette tour crevassée, pleine de rats et de chats-huants, ouverte à tous les vents du ciel, dénudée, romantique, dont il avait fait autrefois son domicile légal. Il veut se promener encore dans ces jardins embaumés, sur ces falaises qui contrastent par leur immobile blancheur avec l'azur des vagues. Le voilà à Monaco, près des buissons de cactus, s'enivrant des senteurs d'une végétation presque orientale. Mais son regard se trouble, son pied chancelle; il tombe, on le relève, la face ensanglantée. Le lendemain, même accident. Deux Anglais qui passaient sur la terrasse de Nice le ramènent à son appartement, où il reste huit jours soigné par les gens de l'hôtel. Dès qu'il peut prendre le train, il retourne à Paris où l'attendaient sa belle-mère, madame Récio, et sa fidèle servante, qui poussent des cris d'horreur en le revoyant défiguré.
Le séjour à Nice ne fut pas le dernier voyage de Berlioz. Quelque temps après sa chute dans les rochers, il fut invité à se rendre à un festival orphéonique qui se donnait dans sa province natale,