—… Puisque cette maison est la maison du crime!…
Je le regardai, stupéfait, j'entendais derrière moi le tic-tac de l'horloge. Il n'eut l'air de remarquer ni ma surprise, ni ma pâleur, et, m'ayant désigné un des escabeaux, il s'assit sur l'autre, et poursuivit:
—Je vous dis cela, monsieur, car je n'ai pas cru un seul instant que vous fussiez venu ici pour louer… Ne protestez pas!… Vous êtes venu ici pour voir… Vous avez vu… Vous êtes venu ici pour savoir… Eh bien! vous allez savoir…
Cela semble toujours ridicule lorsqu'un homme de mon âge—j'ai bien près de quatre-vingts ans, parle d'amour. Cependant, c'est une histoire d'amour que je vais vous conter. Elle remonte à plus d'un demi-siècle. La voici: je me suis marié très jeune—je n'avais pas vingt-trois ans—avec une femme que j'aimais à la folie, et qui m'aimait aussi—je le croyais du moins. Afin d'éviter les importuns, de jouir en paix de mon bonheur, j'avais acheté cette petite maison, et nous étions venus l'habiter. Pour être tout à fait sincère, je vous dirai qu'il y avait peut-être dans cette sorte d'exil autre chose que le souci d'abriter ma lune de miel. Il y avait surtout un vague besoin de soustraire ma femme aux tentations du monde, car j'étais d'une jalousie farouche. Nous vivions là depuis quelques mois, lorsqu'un jour je fus appelé auprès d'un parent malade.
Ici, c'est l'éternelle histoire de l'adultère. Je revins plus tôt que je ne le pensais, qu'elle ne le pensait surtout. J'ouvris la porte sans méfiance, j'entendis un murmure confus de voix; comme par enchantement, toutes les lumières s'éteignirent… Je m'élançai dans l'escalier… une forme fuyait… Je me jetai à sa poursuite, et là, devant la porte de cette pièce, je saisis le fuyard au collet. Tout en le maintenant du poing contre le mur, je fouillai dans ma poche, je pris une allumette, et, devant moi, je vis un homme à demi vêtu, pieds nus, livide, qui essayait de se débattre sous mon étreinte.
Sur le premier moment, je crus avoir affaire à un voleur, mais, le désordre de sa mise fit naître en moi un terrible soupçon… J'appelai:
—Louise! Louise!
Rien… Traînant l'homme par la gorge, j'allai jusqu'au fond du corridor, et, dans le retrait de l'escalier, j'aperçus ma femme, en chemise, échevelée, qui, dès qu'elle me vit, se mit à hurler: «Pitié! Pitié!…»
… Un être ombrageux et jaloux comme moi, n'a pas été sans réfléchir, dans les heures les plus calmes, à ce que serait son attitude s'il surprenait sa femme aux bras d'un amant. Je m'étais toujours dit: «Ce serait plus fort que moi… Je les tuerais à coups de pied, à coups de poing!…»
Eh bien…, pas du tout!… Au lieu du geste impulsif et sauvage que je m'attendais à avoir, un calme effrayant terrassa mon instinct. Une haine froide, raisonnée, glaça ma fureur, et mon esprit fut assez lucide pour comprendre qu'en les tuant sur la seconde, je me vengerais mal, que, dans leur épouvante, ils ne sentiraient pas mes coups, et, décidé au crime,—mais au crime savant, raffiné,—je les pris tous deux comme des loques, je les poussai dans cette pièce, et, une fois que je les vis à terre, pantelants, je me penchai sur eux, et, sans un cri, sans un geste, je leur dis:
«Vous avez voulu être en tête-à-tête? Soyez heureux! Je vous y laisse. Mais prenez bien votre compte d'amour! Il est minuit. Lorsqu'il sera quatre heures à cette horloge, je vous tuerai comme des chiens!…»
Puis je sortis, fermant la porte à double tour. Je montai dans mon cabinet, et là, tout seul, j'eus une explosion de douleur, et sanglotai longtemps, la tête dans mes mains.
Soudain, la petite pendule de la cheminée sonna… Un… deux… trois… je tressaillis… trois heures!… Je regardai le cadran. Mais non! C'étaient quatre heures moins un quart qui venaient de sonner… Je passai ma main sur mes yeux, comme au sortir d'un rêve, et tout haut, pour être sûr de moi, je prononçai:
—Allons! Il faut punir maintenant!…
Dans le tiroir de mon bureau, je saisis mon revolver, j'y glissai six cartouches. Je pris un candélabre, et je descendis…
Je devais être effrayant à voir, mais je ne tremblais pas. Dans l'escalier, je prêtai l'oreille… Un tel silence planait sur toute la maison, que je me demandai une seconde: «Se seraient-ils enfuis?…»
Je m'engageai dans le corridor. Je n'entendais toujours rien, si ce n'est le tic-tac profond de l'horloge qui, dans la salle basse, allait marquer l'heure des misérables. Je posai le candélabre à terre, et regardai ma montre: quatre heures!… D'un geste décidé, je saisis la clef… quand un éclat de rire… un éclat de rire effroyable, surhumain, me traversa les oreilles… Je restai, une seconde, étranglé de frayeur… Un silence… Je me crus le jouet de quelque hallucination, et j'ouvris violemment la porte.
Alors, monsieur, je vis une effrayante chose:
Attaché par le cou à cette corde, l'homme se balançait dans le vide, et, dans un coin, tapie comme une bête, les yeux hagards et les ongles aux dents, ma femme me dévisageait. Tout d'un coup, elle se mit à rire, de ce terrible rire qui m'avait glacé tout à l'heure. Elle riait aux éclats, puis se taisait. Sa figure prenait soudain une expression indicible d'angoisse, et, la face tournée vers un coin de la salle, fixant une chose que je ne voyais pas, elle disait des mots sans suite, parmi lesquels, un seul, toujours le même, revenait sans cesse:
—L'horloge!… L'horloge!…
Moi, venu en justicier, je restais effaré, entre ce pendu et cette folle qui geignait sans répit: «L'horloge… L'horloge!…» Je demeurais stupide devant cet inexplicable dénouement. Fallait-il croire que l'homme eût été assez lâche pour se suicider, n'osant affronter ma vengeance, et laisser sa complice seule en face de moi?…
… La lueur sale de l'aube naissante glissait doucement dans la pièce.
Brusquement, ma femme poussa un cri en étendant les bras:
—Là! Là!…
Mon regard, machinalement, suivit son geste, et, devant moi je ne vis rien que l'horloge.
D'abord, je ne compris pas; puis, une chose d'apparence très simple me frappa: l'horloge battait. Dans la haute gaine, son tic-tac résonnait comme un coeur dans une poitrine. Son large cadran faisait tache dans le coin d'ombre; on y pouvait lire les chiffres…
Mais ce cadran n'avait pas d'aiguilles!…
Et soudain, la vérité se fit jour en moi, l'effroyable agonie des deux misérables m'apparut. Je la suivis, je la vécus avec eux par la pensée, et, aujourd'hui, je peux, d'une façon certaine, expliquer comment les choses se passèrent. Je leur avais dit: «Quand il sera quatre heures à cette horloge, je vous tuerai.» La porte fermée, ils avaient essayé de fuir; mais quand ils s'étaient rendu compte que c'était impossible, que tous leurs efforts seraient vains, dans leur cerveau vidé par la peur, ils n'avaient plus entendu que ce tic-tac dont chaque note tirait une goutte de leur sang. Ensuite, perdant la tête, par ce reste d'instinct qui fait que le condamné se cramponne à l'existence au pied même de l'échafaud, ils avaient voulu se rendre compte de ce qui leur restait à vivre et s'étaient rués vers l'horloge… Mais, l'horloge sans aiguilles, l'horloge qui savait le temps, le martelait de son va-et-vient implacable, ne voulait plus dire son secret: elle l'avait dans le ventre, et le gardait bien!… Et ils eurent beau épier son souffle, compter ses battements, ils entendirent sa chanson lugubre, et ne la comprirent pas.
Alors, les secondes devinrent pour eux des heures, des nuits, des siècles! Chaque bruit était peut-être le dernier?… Autant de fois le balancier buta, autant de fois ils eurent l'angoisse du massacre. A chaque oscillation, ils crurent voir cette porte s'ouvrir… Ils moururent ainsi cent fois, mille fois, déchiquetés, par bribes!… Ah! je n'avais pas prévu ce supplice-là, ce supplice grand comme le Destin qui leur étreignit lentement, d'une main pesante, impitoyable, le coeur, la peau, la raison.
Les hommes ne savent pas punir comme cela, monsieur, et dans cette minute, j'ai