Sa voix s'étrangla un peu:
—Ma pauvre petite… ma chérie!…
Des larmes coulaient sur ses joues, de grands hoquets soulevaient sa poitrine… Et il pleura, sans effort, comme savent pleurer ceux qui ont l'habitude du chagrin, et à qui les sanglots sont devenus plus familiers que le sourire.
Parmi ses larmes, il disait:
—Les détails se précisent… Voici près d'Elle les cierges allumés et le rameau de buis bénit… ses cheveux que j'aimais tant… ses mains dont elle était si fière… et le petit chapelet blanc, retrouvé dans un livre de messe… Mon Dieu!… Cela me fait mal de revoir tout cela, et cependant, je suis heureux… très heureux… Il me semble que je la regarde, ma pauvre petite…
Sentant que l'émotion le gagnait, je voulus abréger, et lui dis:
—Ne crois-tu pas que le cliché soit assez venu…?
Il prit la plaque, l'approcha de la lanterne, l'examina de près, la remit dans le bain, la retira de nouveau, l'examina encore, la replaça, et murmura:
—Non… non…
Je me souviens que le son de sa voix et la brusquerie de son geste me frappèrent. Mais je n'eus pas le temps de réfléchir, car il se remit à parler.
—Il y a des choses qui vont venir, encore… C'est un peu long, mais, je t'ai dit… mon bain est faible… Alors, les détails n'apparaissent que progressivement.
Il compta: Un… deux… trois… quatre… cinq…
—Cette fois, c'est suffisant. A trop vouloir pousser, j'abîmerais….
Il prit le cliché, le secoua verticalement, le passa dans l'eau, et me le tendit:
—Regarde.
Mais soudain, comme j'allongeais la main, je le vis reculer vivement, se courber, approcher la plaque de la lanterne et, dans cette seconde, son visage éclairé par la lumière rouge m'apparut si effrayant que je m'écriai:
—Qu'est-ce que tu as?
Ses yeux étaient démesurément ouverts, ses lèvres relevées découvraient ses dents, ses mâchoires s'entrechoquaient; j'entendais son coeur bondir dans sa poitrine, et je voyais son grand corps osciller d'avant en arrière.
Je mis la main sur son épaule, et, cherchant à me rendre compte de ce qui faisait naître en lui cette effroyable angoisse, je lui criai pour la seconde fois:
—Voyons… Réponds… Qu'est-ce que tu as?
Alors, tournant vers moi une face qui n'avait plus rien d'humain, plongeant ses yeux sanglants dans mes yeux, il me saisit le poignet d'un mouvement si brutal que ses ongles entrèrent dans ma chair.
Par trois fois, il ouvrit la bouche, essayant de parler, et, tout à coup, brandissant le cliché au-dessus de sa tête, il hurla dans la nuit éclaboussée de rouge:
—J'ai!… J'ai!… Misérable! Bandit! Assassin que je suis! J'ai… qu'elle n'était pas morte!… J'ai… Que les yeux ont bougé!…
Soleil
Comme il avait été ramassé un soir d'hiver, petite chose vagissante, près d'une borne; comme rien dans ses pauvres langes n'indiquait même l'initiale d'un nom qui pût être le sien, et que les enfants douloureux sont ceux que le Seigneur préfère et qu'il réclame, on l'avait appelé Paradieu.
Jusqu'à douze ans, il était resté aux Enfants-Assistés, puis, un beau jour, s'était enfui, et avait pris la route, la besace au dos, la trique au poing.
Depuis, il avait vécu au hasard, un peu de charité, un peu en s'employant aux travaux des campagnes. Jamais, il ne restait longtemps au même endroit, craignant peut-être qu'on ne découvrît sa trace, peut-être seulement guidé par un obscur instinct qui le poussait vers le large horizon, vers les champs que l'été soulève, et les grands bois qui chantent d'éternelles chansons, avec des airs et des paroles que seuls ceux qui s'endorment dans leur ombre comprennent.
Il devint un homme. Un matin, les gendarmes l'éveillèrent au bord d'un fossé, et l'arrêtèrent pour vagabondage. On fit sur lui une enquête rapide; on apprit qu'il appartenait au contingent qui partait et que, déclaré bon absent, il devait être rendu quelques jours plus tard à la caserne. On lui dit:
—Tu as de la chance d'avoir été rencontré ainsi!… Une semaine de plus, tu étais insoumis.
Il ne saisit pas très exactement quelle était cette chance, ce que signifiait ce mot: «insoumis»; mais, comme il était doux et timide, il sourit:
—Oui, j'ai de la chance!
Il se laissa conduire au régiment sans révolte ni regret.
D'abord, la vie lui sembla facile et douce. Habitué à coucher le plus souvent à la belle étoile, à manger à la fortune du chemin, à grelotter, l'hiver, sous des haillons troués, à marcher tout le jour, le ventre creux, les jambes molles, il pensa, regardant le ciel d'automne, la terre nue, les arbres défeuillés et luisants, qu'en parlant de sa chance, on faisait allusion à son passé de misère, à ce présent de repos… Il s'étonnait d'entendre ses camarades se plaindre, et parlait peu, sachant très peu de mots.
L'hiver fut rude. L'exercice achevé, il contemplait les toits ouatés de neige, les oiseaux qui, dans les gouttières, piquaient la glace pour se désaltérer, les cheminées d'où la fumée montait, droite et légère, songeant:
—Je suis à l'abri, moi!… j'ai un lit!… Dans la chambrée, le poêle ronfle… je suis bien!…
Mais lorsque, avec le printemps revenu, les premiers bourgeons pointèrent au bout des branches, lorsqu'il revit le soleil, le ciel clair et les matinées lumineuses, un étrange malaise s'empara de lui.
Accoudé à la fenêtre, les poings au menton, les oreilles remplies d'un bruissement confus, les yeux mi-clos, il oublia l'abri des mauvais jours, les vêtements chauds; la bouche grande ouverte, il aspirait à pleins poumons la brise, qui lui portait, avec le parfum des campagnes, le souffle immense des espaces sans fin, et le ressouvenir de sa liberté en haillons…
Il devint triste, préoccupé, nerveux. Le soir, après la soupe, il s'enfuyait à travers champs. Mais, si loin qu'il courût, il humait encore l'haleine de la ville, il voyait les toits bleus des maisons, les longues cheminées des usines; il entendait les sonneries de la caserne, et cela l'empêchait de regarder les vastes horizons, d'écouter la musique des plaines… Il se parlait à lui-même:
—Tu n'es point fait pour cette existence-là!… Il faut reprendre ton bâton, ta besace!… Oui… mais… et la prison?…
Il résista de toutes ses forces deux semaines. Il était si triste, si las, que des camarades lui dirent:
—Faut te faire porter malade, Paradieu!
Mais il hocha la tête, et un beau soir, n'y tenant plus, il sortit comme de coutume, à cinq heures, déroba chez un fripier un vieux pantalon, une blouse, jeta par-dessus le pont son uniforme, sa baïonnette… et ne rentra plus au quartier.
Il marcha toute la nuit et tout le jour. Une ivresse le tenait. Il allait sous le ciel profond, libre, joyeux, à l'aventure. A l'ombre des saules, assis près d'un ruisseau, il riait et pleurait à la fois, les mains jointes, en extase, devant l'eau transparente, suivant le vol des libellules, l'ondulation des herbes et la nappe verte des champs, où les bêtes, le genou fléchi, broutaient avec un bruit gras et cadencé.
Pourtant, ce n'était plus en lui l'insouciance d'autrefois. Du contact rapide pris avec les hommes réguliers, il avait conservé, obscure et menaçante, la notion du châtiment.
Certes, il aimait toujours les