Les Portes de l'Enfer. Maurice Level. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Maurice Level
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066088637
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et, après une heure d'efforts désordonnés, la raison à la dérive, avec la seule hâte de me sauver, d'être seul, la tête en feu, les reins broyés, sans avoir rien fait, rien, qu'une plaie béante, je fermai, multipliant les points de suture, comme s'ils avaient mieux pu cacher mon crime.

      Une fois le patient étendu dans son lit, sa femme me remit une enveloppe. Elle contenait dix billets de cent francs. J'eus une seconde de joie.—Oh! une seconde, une seule!—Car aussitôt, la réalité se mit en travers de ma route, traînant le remords avec elle. La voix qui m'avait parlé dans la nuit se taisait. Je sais, à présent, quelle était cette voix! Ce n'était pas ma conscience, comme elle disait: c'était une voleuse, une criminelle qui, pour mieux se glisser jusqu'à moi, en avait pris le nom et l'allure, c'était la Misère, la Misère hideuse! Maintenant qu'elle avait fait le mal, elle avait sauté hors de moi comme un chat qui s'échappe, et me laissait tout seul.

      Mon opéré vécut encore deux jours, qui furent pour moi deux jours de torture et d'effroi. D'heure en heure, je dus suivre les progrès de mon crime. Oui, de mon crime, car ayant vu la résistance désespérée que cet homme opposa à la mort, j'ai la certitude que, bien opéré, il était sauvé.

      Quand tout fut fini, ces pauvres gens n'eurent pas une parole de reproche.

      S'ils avaient su!…

      Mais moi, je n'y puis plus tenir. Ces mille francs auxquels je n'ai pas touché, me brûlent les doigts. Je n'en veux plus… Vous comprenez… Tenez… les voilà…

      J'ai beau me dire que la Loi ne peut rien contre moi, que j'avais le droit d'opérer, je ne m'en regarde pas moins comme un criminel. Et ceux qui n'ayant fait de moi, en cinq ans d'études, qu'un guérisseur, un rebouteux, m'ont donné le droit de m'abriter derrière un diplôme qui ment, sont des criminels, eux aussi… S'il n'y a pas de loi contre moi et contre eux, il faut en faire… il faut m'arrêter… J'ai tué froidement, sciemment… Je ne peux plus vivre libre avec cette peine dans le coeur… Arrêtez-moi, monsieur…

      Le coq chanta

      —En voilà une surprise! fit la vieille en m'apercevant. C'est gentil de nous revenir, c'est gentil!

      Tout en grimpant le raidillon bordé de haies fleuries, elle me regardait, curieuse:

      —Quand je pense qu'il y a quatre ans déjà que vous êtes parti! Oh! vous n'avez pas changé; je vous ai remis tout de suite… C'est les autres qui seront étonnés!

      Comme nous arrivions près de l'enclos, je lui demandai:

      —Et le père, toujours solide?

      —Le père?…

      Sa voix tomba.

      —Le père… vous ne savez pas, c'est vrai. Voilà deux ans tantôt qu'il est aveugle.

      Aveugle! Dans la splendeur de ce matin d'août, sous la lumière éblouissante qui descendait du ciel tranquille, et, passant entre les arbres aux lourdes branches, tigrait de feu les champs dorés, le mot «aveugle» me causa une impression étrange.

      La barrière poussée, nous fûmes dans le jardin.

      —Holà! mon homme, cria la vieille, dis au petiot de t'aider à descendre. Voici une visite qui te fera plaisir.

      De la maison, une voix triste répondit:

      —Qui donc ça?

      —M. Jean!

      Le vieux parut sur le perron. Sa haute taille s'était voûtée; ses cheveux noirs étaient devenus blancs, et ses mains calleuses hésitaient sur l'épaule du gamin qui lui servait de guide. J'allai à lui. Il était très ému, et ses lèvres tremblaient.

      —Vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas?

      —Volontiers.

      —Dis donc, la mère, qu'est-ce qu'on lui donnera de bon, au Parisien?

      —Ah! fit-elle, si seulement vous étiez venu samedi, on aurait eu le choix. A présent, faudra se contenter de ce qu'on aura. On vous fera d'abord une omelette au lard, puis on tordra le cou à un poulet, on cueillera de beaux artichauts. Comme dessert, de la crème et des fruits. Ça vous va?

      —Parbleu! C'est excellent!

      Mais le vieux, qui avait écouté sans rien dire, intervint:

      —Auquel poulet que tu tordras le cou?

      —N'y a pas de choix; ils sont tous vieux, et les poules sont à couver.

       On prendra le petit coq rouge…

      —Ah! non, dit le vieux, faisant de la main un geste violent de refus. Ah! non! Faut point faire ça! faut point défaire des paires. Il a sa poule, laisse-le.

      En parlant, il avait gardé cette pose figée des aveugles qui conversent sans se détourner jamais, n'ayant plus à chercher les visages. Et, comme la vieille et moi nous nous taisions, il reprit:

      —Écoutez-moi bien, monsieur Jean, et vous comprendrez pourquoi, même pour vous, je ne veux pas qu'on tue le petit coq.

      Quand vous m'avez connu, malgré mes soixante ans sonnés, j'avais bon pied, bon oeil, et ne me doutais guère que, vivant, il m'arriverait de ne plus voir la lumière du bon Dieu. Le mal m'a pris, un jour que nous venions de recevoir des amis de la ville. Ils étaient arrivés à l'improviste, et, les provisions étant épuisées, pour déjeuner, on décida de faire sauter une petite poule blanche qu'on avait achetée pour égayer le poulailler. J'allai la chercher moi-même; mais quand je l'emportai, son coq—on aurait dit qu'elle comprenait, cette bête—me sauta dans les jambes, vola jusqu'à mes mains, criant, griffant, battant des ailes. Ça me fit drôle, je l'avoue; mais, cinq minutes après, je n'y pensais plus. Le soir, en rentrant au logis, je m'aperçus que j'avais comme des mouches qui dansaient sur mes yeux. Je crus que c'était la fatigue. Pourtant, la nuit, la tête me fit mal, et le matin, à l'heure de partir aux champs, j'avais comme un brouillard devant moi. Cela dura ainsi près d'une semaine. Croyant que le soleil me faisait mal, je restai à la maison. La chaleur tombée, je sortais dans l'enclos, j'allais causer aux bêtes. Elles me connaissaient bien, allez, et quand j'entrais à la basse-cour, les poulets venaient picorer dans ma main. Mais le petit coq blanc se sauvait de moi. Dès que j'arrivais, il courait en battant des ailes, et se cachait près des couveuses. Si bien qu'une fois, je dis à ma femme:

      —Regarde donc le petit coq. On dirait qu'il a peur, et que quelqu'un lui a fait des misères.

      Aujourd'hui, je me souviens de ça; mais, à l'époque, je n'y prêtai pas grande attention. D'autant que mes yeux ne guérissaient pas. Cela durait depuis deux mois, quand je me décidai à consulter un docteur de la ville. Tout de suite, il me dit que c'était très grave. J'eus peur, n'est-ce pas; mettez-vous à ma place…

      —C'est-il que vous croyez que je perdrai la vue?

      Il ne me dit pas oui, il ne me dit pas non; mais il m'ordonna de rester couché sur le dos, à plat, sans bouger, même pour manger, pendant deux ou trois mois.

      —Au moins, que je lui dis, je guérirai?

      —Peut-être…

      De retour chez nous, je pleurai tout mon saoul. Je me doutais bien qu'il ne voulait pas tout me dire, que j'allais devenir aveugle. Je me mis à marcher par la maison, par le jardin, regardant de mes yeux grands ouverts où les mouches dansaient toujours, comme si j'avais pu enfermer là-dedans tout ce que, bientôt, je ne verrais plus: les meubles, le bon lit, et la pendule qui tic-taque dans sa gaine, et le vieux chien qui dort auprès de la broche qui tourne, les arbres du jardin et les fleurs des massifs; le puits, d'où la fraîcheur monte pendant l'été, le gai poulailler où les bêtes tapent du bec entre les cailloux gris, et le petit coq blanc qui se cacha quand il me vit paraître, le petit coq si triste, avec ses plumes ternes et sa crête pâlie…

      … Le lendemain, je commençai le traitement. Je me couchai; on ferma les volets, et, afin qu'on puisse se guider dans la pièce