" A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle. Группа авторов. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Группа авторов
Издательство: Bookwire
Серия: Biblio 17
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 9783823302285
Скачать книгу
» transforment la publication pirate en une sorte d’ovni : ovni de l’édition théâtrale française du XVIIe siècle en général, ovni dans la carrière d’auteur de Molière en particulier. Surtout, ces didascalies quelquefois plus étendues que les scènes qu’elles introduisent7 ouvrent une fenêtre sur le jeu théâtral du comédien Molière, jeu jugé radicalement nouveau par le rédacteur des arguments. C’est à ce dernier aspect – la valeur imageante des arguments – que le présent essai se consacre, délaissant ce qui touche trop étroitement à la stratégie éditoriale et auctoriale de Molière, déjà objet des travaux de Roger Chartier, d’Edric Caldicott et de Michael Call8. La fonction très précise d’organon du Cocu imaginaire que remplissent les arguments explique-t-elle que Molière les retienne plusieurs années avant de les supprimer ? Ces arguments conservent-ils, en dépit de leur caractère provisoire, un intérêt critique et historique pour les moliéristes et pour qui souhaite appréhender le phénomène Molière dans toute sa richesse et sa complexité ?

      La question de l’attribution desdits « Arguments de chaque Scène » annoncés en page de titre sans nom d’auteur de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire semble résolue. Il s’agirait de Donneau de Visé, sous le masque d’un certain « sieur » de Neuf-Villenaine9 ou de Neufvillaine. De fait, Donneau de Visé fait grand cas de la pièce et plus encore de ces arguments dans un « abrégé de l’abrégé » de la vie de Molière inclus dans ses Nouvelles Nouvelles :

      Il fit, après Les Précieuses, Le Cocu imaginaire, qui est, à mon sentiment, et à celui de beaucoup d’autres, la meilleure de toutes ses pièces, et la mieux écrite. Je ne vous en entretiendrai pas davantage, et je me contenterai de vous faire savoir que vous en apprendrez beaucoup plus que je ne vous en pourrais dire, si vous voulez prendre la peine de lire la prose que vous trouverez dans l’imprimé au-dessus de chaque scène.10

      Le même mot de « prose » désigne les arguments dans l’édition pirate de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, notamment dans une épître dédicatoire à « Monsieur de Molier, chef de la troupe des comédiens de Monsieur, Frère unique du Roi11 ». Dans cette dédicace, avant de ravir à Molière la moitié de la paternité de son Cocu imaginaire, Donneau de Visé, Neuf-Villenaine ou Neufvillaine, peu importe, essaie d’abord de faire croire que les arguments ont été innocemment rédigés à l’intention d’un ami « Gentilhomme de la Campagne » qui n’« avait point vu représenter » Le Cocu imaginaire « pour lui montrer que quoique cette Pièce fût admirable, l’Auteur en la représentant lui-même savait encore faire découvrir de nouvelles beautés12 ». Dans la seconde pièce liminaire, adressée « À un ami » – cette lettre fournit un cadre unique au texte dialogique et au paratexte didascalique placé « au-dessus de chaque scène » –, le pirate précise la fonction des arguments :

      […] quelques beautés que cette Pièce vous fasse voir sur le papier, elle n’a pas encore tous les agréments que le Théâtre donne d’ordinaire à ces sortes d’Ouvrages. Je tâcherai toutefois de vous en faire voir quelque chose aux endroits où il sera nécessaire pour l’intelligence des Vers et du sujet, quoiqu’il soit assez difficile de bien exprimer sur le papier ce que les Poètes appellent Jeux de Théâtre, qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du Comédien que du Poète, consistant presque toujours dans l’action.13

      Autrement dit, les arguments se présentent comme des « didascalies de lecture » amplifiées, mais aussi comme des « didascalies de spectacle14 » fournissant un compte rendu des représentations destiné à ceux qui n’ont pas pu y assister. Surtout, les arguments portent témoignage de l’art totalement inouï du comédien Molière au moment où il ne s’avance plus masqué en Mascarille :

      Comme les Précieuses, Le Cocu imaginaire reposait largement sur ce que Molière avait alors appelé « l’action », c’est-à-dire un jeu de gestes et de mimiques inédit dans le théâtre français ; or ce jeu, qu’il avait déploré dans la préface des Précieuses ne pouvoir faire passer dans l’imprimé, voici que l’édition procurée par Ribou tentait de le transcrire grâce aux « arguments de chaque scène » rédigés par Donneau de Visé.15

      Cette publication exceptionnelle réunit ainsi de multiples raisons de nous intéresser, que le pirate soit sincère ou non dans son argumentaire, lequel relève naturellement d’une stratégie éditoriale. Du fait de ses arguments didascaliques, cette publication se présente plus que jamais comme une « seconde représentation », selon l’expression de Véronique Lochert16, et même comme une sorte de mise en scène de papier capable – le pirate ne semble pas en douter – de restituer au lecteur au moins en partie « les agréments que le Théâtre donne » au poème dramatique ainsi que les « Jeux de Théâtre17 ».

      Molière a-t-il lui-même pris conscience de la valeur documentaire18 de cette mise en scène de papier que propose l’édition pirate de 1660 ? La deuxième édition de la pièce, contrôlée elle par Molière, maintient en 1662 ces arguments didascaliques, absolument uniques dans ses publications. Dans cette seconde édition, identique à l’édition pirate, seul le privilège se trouve modifié, non la page de titre, Molière devenant de jure – mais discrètement, par la petite porte – l’auteur du texte dialogique de Sganarelle ou le Cocu imaginaire et de son paratexte didascalique. Le fait que Molière laisse l’édition en l’état conduit à se demander si ces deux premières éditions didascaliques ne répondent pas par avance à un vœu que le comédien Molière exprime à travers ce conseil de l’avis « Au lecteur » de L’Amour médecin19 :

      Il n’est pas nécessaire de vous avertir qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de l’action ; On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre.

      Quoi qu’il en soit, l’énoncé « On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées » a aussi valeur de slogan, voire de pons asinorum20. L’introduction du Molière sous les feux de la rampe de Noël Peacock, qui l’adopte pour titre, précise que

      cette lapalissade de Molière […] qui semblait s’être perdue durant trois siècles sous le poids de critiques qui ne cherchaient dans son œuvre qu’une substantifique moelle philosophique et moralisatrice, est devenue, depuis le travail de W. G. Moore et René Bray, le mot d’ordre pour la nouvelle orientation des études moliéresques.21

      Disons sans entrer ici dans ce débat que le Molière de 1660, en tête de sa toute première publication dans la Préface des Précieuses ridicules, exprimait déjà au lecteur la même chose qu’en 1665 dans L’Amour médecin : « comme une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action, et du ton de voix, il m’importait, qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements22 ». L’insistance persistante de Molière dans ses textes liminaires constitue une sorte de signal d’alerte qui devrait inciter à prendre le paratexte didascalique du Cocu imaginaire au sérieux. Or ce signal n’est pas encore clairement reçu, y compris par la critique la plus réceptive. Par exemple, en dépit du titre de son introduction, Molière sous les feux de la rampe ne fait aucune mention de ces éditions didascaliques. Une telle tentative de mise en scène de papier fournit pourtant un document particulièrement précieux et n’est semble-t-il ni plus ni moins qu’un hapax éditorial23.

      Malgré le caractère assez exceptionnel de cette publication de 1660, que Molière reprend à son compte nolens volens en 1662, la valeur de ces arguments didascaliques ne fait nullement l’objet d’un consensus et ils se trouvent parfois supprimés ou – solution adoptée par Georges Couton dans son édition en 1971 – tout au moins relégués en variantes du texte du Cocu imaginaire. Dans son édition du Théâtre de Molière, René Bray retire déjà les arguments du texte tout en affirmant dans la Notice de la pièce : « Nous suivons le texte de l’édition de La Neufvillaine ». Notice qu’il conclut ainsi : « Nous donnons en appendice les arguments de La Neufvillaine, expression fort intéressante des sentiments des