Ces quelques illustrations, qui nous ont permis d’envisager certains aspects des liens entre l’estampe et le texte littéraire, ne sont qu’une très infime part de l’œuvre de Chauveau dont on peut dire qu’il marqua son siècle. En étant dans le même temps dessinateur et graveur, il évitait un écueil fréquemment rencontré : que son dessin au moment de sa transposition soit mal servi par un graveur peu habile ; dans l’histoire de l’estampe et du livre à figures les exemples ne manquent pas. Enfin, le nombre de commandes reçues par l’artiste constitue un exemple significatif du dynamisme de l’édition en ce XVIIe siècle qui recherche le dialogue des arts en réunissant textes et illustrations. La force des images littéraires répond à l’inventio des artistes dans un ensemble dont les enjeux esthétiques et expressifs sont souvent saisissants. Il serait bien sûr appréciable, précieux même, de pouvoir compléter ce regard sensible et théorique par des informations pratiques liées à la fabrique du livre. À défaut, nous continuerons d’envisager l’expressivité des textes et de leurs illustrations qui se font le reflet d’une histoire des sensibilités et des goûts.
3. PRATIQUES ÉDITORIALES
La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé
Véronique LOCHERT
Université de Haute-Alsace/ Institut universitaire de France
Le paratexte accompagne au XVIIe siècle le développement de l’édition théâtrale dont il constitue un outil publicitaire majeur. La préface s’inscrit en effet aussi bien dans la stratégie promotionnelle de « messieurs les auteurs1 » que dans celle des libraires, qui la réclament aux auteurs « pour grossir le livre2 » et vendre un texte qui a déjà connu une première publication sur la scène. La figure du libraire demeure assez discrète dans le discours paratextuel : elle n’apparaît que dans 7,5 % des paratextes édités sur la base de données « Les Idées du théâtre », qui rassemble un vaste corpus paratextuel français, espagnol et italien des XVIe et XVIIe siècles3. Mais les dédicaces, préfaces et avis qui la convoquent – composés soit par l’auteur, soit par le libraire lui-même4 – mettent en lumière les enjeux de la commercialisation du théâtre imprimé.
« Auteur » de la publication comme les comédiens ont été « auteurs » de la représentation, le libraire invite à interroger la représentation de l’auctorialité ou, plus largement, de l’autorité dans la pièce imprimée. Les paratextes se caractérisent par une rhétorique stéréotypée et par la répétition infinie des mêmes lieux communs, à travers lesquels se construisent simultanément les figures de l’auteur et de l’éditeur. On voit s’y rejouer sous diverses formes un même scénario, qui confronte deux personnages principaux, l’auteur et le libraire, repose sur un contraste spatial entre la « boutique du libraire » d’une part et la scène du théâtre ou le cabinet du poète, d’autre part, et met principalement en scène deux actions : l’arrivée du texte « entre les mains » du libraire et sa transformation en objet de lecture. Ces personnages et ces histoires sont révélateurs des rapports entre poètes dramatiques et libraires-imprimeurs mais aussi, plus profondément, de la nature même du texte théâtral.
Le poète et le libraire : du conflit à la collaboration
Dès 1637, Discret tourne en dérision les arguments avancés par les auteurs dans leurs préfaces pour s’excuser de publier et de proposer aux lecteurs un texte imparfait :
Les autres diront que leur absence a causé le désordre et les fautes qui se rencontrent dans leurs livres, qu’ils ont été imprimés à leur insu sur des copies mal polies qui leur avaient été dérobées, ou qu’ils avaient données à l’un de leurs amis, mais qu’à la seconde édition ils seront vêtus des robes de la merveille et qu’on ne les reconnaîtra plus.1
Le discours préfaciel est d’emblée perçu comme un discours de mauvaise foi, où l’auteur prend une posture, celle qui lui est la plus utile dans sa stratégie de promotion personnelle et qui consiste ici à se démarquer de la pose stéréotypée de l’auteur. Discret suggère aussi que le libraire peut jouer un rôle important dans la configuration de cette pose auctoriale. Les figures du libraire et de l’auteur se construisent en effet simultanément dans un certain nombre de préfaces, à travers une série de personnages-types. Du côté de l’éditeur, se trouvent opposés le mauvais imprimeur, caractérisé par son « avarice » et son « empressement » à publier tout ce qui lui passe dans les mains (c’est notamment celui que met en scène Alexandre Hardy2), et le bon, celui qui met tout son « zèle » ou sa « diligence » à imprimer « correctement » les pièces qui lui sont confiées. Du côté de l’auteur, négligence et désinvolture sont des traits assez fréquents. Dans la préface de La Fillis de Scire de Simon Du Cros (1630), Augustin Courbé semble d’abord avoir recours au motif topique de l’absence de l’auteur et de l’attribution des fautes d’impression à l’éditeur, mais ne s’interdit pas quelques remontrances à l’auteur, qu’il n’a pu « assujettir à voir les épreuves qu’on tirait tous les jours, ni à tracer lui-même cet avertissement3 ». Le scénario mettant en scène l’auteur et le libraire prend une ampleur inédite dans la dédicace du Poète basque de Poisson, en écho avec le sujet de la comédie et son personnage principal. Éminemment parodique, la saynète proposée par Poisson inverse les rapports habituels : l’auteur à succès poursuivi par un libraire cupide est ici remplacé par un auteur malchanceux publié malgré tout par un libraire amical et généreux. Le traditionnel topos humilitatis se voit ainsi réinvesti d’un fort potentiel comique, qui donne aussi à réfléchir sur le statut du poète. Poisson suggère en effet clairement que c’est le libraire qui fait l’auteur : « entendre son nom éclater dans le Palais par la bouche d’un libraire est quelque chose de bien glorieux ». Mais la gloire de l’auteur est évidemment peu de chose par rapport au nombre d’exemplaires vendus, ici réduit à zéro : « celle de se voir vendre est tout autre ; et c’est celle-là que je n’ai point encore sentie4 ».
Mettant aux prises auteurs et libraires, la préface met en scène des actions qui donnent une histoire au texte et font valoir sa nouveauté. Promettant au lecteur de « galantes nouveautés », des « livre[s] nouveau[x]5 », le libraire cherche à valoriser l’acte de publication et à aiguiser la « curiosité » du public. Les préfaces qu’il rédige évoquent très fréquemment la manière inopinée dont le texte lui est parvenu : « elles me tombèrent l’une et l’autre entre les mains, sans en savoir l’auteur6 » ; « voici une pièce que le hasard a mis entre mes mains7 » ; « elle me fut mise ès mains naguère par un inconnu qui […] ne me voulut jamais nommer son auteur8 ». En insistant sur le caractère accidentel de la découverte du texte, il s’agit évidemment de masquer toute intention éditoriale peu scrupuleuse, ainsi que les voies détournées empruntées par les textes pour parvenir à leur éditeur. Comme l’a montré Hélène Baby, le mensonge de Sommaville publiant anonymement la tragi-comédie de Rotrou n’est guère crédible vu la réputation du dramaturge, qui a d’ailleurs intenté un procès au libraire à la suite de cette publication pirate9.
Si ce conflit entre Rotrou et Sommaville ne transparaît pas directement dans la pièce imprimée, de nombreuses préfaces mettent en scène le conflit opposant l’auteur et le libraire : François Targa, dans la préface de La Pucelle d’Orléans, évoque très concrètement la saisie des exemplaires et les poursuites dont il a fait l’objet10. Mais lors de la publication, et à moins qu’il ne s’agisse d’une édition pirate, ce conflit a généralement trouvé une résolution et fait place à une collaboration, beaucoup plus profitable à l’auteur comme à l’éditeur, ainsi que le suggère Alexandre Hardy, qui a trouvé à Rouen en David du Petit Val « un imprimeur digne de sa profession » dont « [l]a diligence contribu[e] à [s]on labeur11 ». L’évocation du conflit passé se transforme alors en argument publicitaire, valorisant