Graver les spectacles machinés par Torelli, c’était donc engager une politique éditoriale ambitieuse et onéreuse misant sur une potentielle postérité historiographique en faveur de la Régence et de la monarchie française. L’estampe devenait alors un extraordinaire outil de propagande politique, redoutable pour ses contemporains, et peut-être plus encore pour la postérité, l’historien accordant une grande valeur aux images12. Parmi ces premiers historiens du théâtre se trouve Claude-François Ménestrier, contemporain des spectacles du règne de Louis XIV. Pour construire sa « philosophie des images13 », il eut certainement sous les yeux quelques-uns de ces imprimés gravés, notamment ceux de Torelli lorsqu’il mentionne Andromède ou le Ballet royal de la Nuit14. L’Histoire pouvait donc se construire – et à l’avantage des spectacles illustrés.
Les enjeux éditoriaux. Du luxe éditorial aux feuillets éphémères
Politiques, ces images engageaient d’importants enjeux éditoriaux, le luxe déployé par les mises en scène de Torelli demandant, par effet de miroir, des éditions dont la richesse devait égaler celle des spectacles eux-mêmes. Par exemple, lorsque nous découvrons l’édition d’Andromède de Laurent Maurry et de Charles de Sercy1 publiée en 16512, le lecteur comprend qu’il n’a pas affaire à un imprimé comme les autres. Imprimé à Rouen le 13 août 1651, l’ouvrage est postérieur d’un an aux représentations du Petit-Bourbon. Élégant objet de luxe et de collection, le livre se donnait l’ambition d’inscrire le spectacle dans la mémoire alors que les représentations étaient depuis longtemps terminées, même si la pièce eut quelques reprises au théâtre du Marais3. L’ouvrage, conçu comme un objet d’émerveillement à l’égal du spectacle, ouvre la réjouissance par un magnifique frontispice.
F. Chauveau, frontispice d’Andromède, Paris/Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017.
L’estampe, qui ne représente pas explicitement un décor de théâtre, propose une porte d’entrée monumentale à la lecture, le frontispice étant défini par Furetière, en « terme d’architecture », comme « la face et principale entrée d’un grand bâtiment qui se présente de front aux yeux des spectateurs4. » Invitant le lecteur à une expérience de lecture architecturale agrémentée par des gravures de Chauveau, l’un des meilleurs artistes du règne de Louis XIV5, le lecteur est invité à déplier de ses propres mains, avant de lire les premiers vers, l’image représentant le décor du prologue.
F. Chauveau, illustration pliée du prologue d’Andromède, Paris/Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017.
Torelli y est mentionné comme « inv », c’est-à-dire comme maître de l’inventio. Une fois l’image contemplée, la lecture débute par ces vers de Melpomène :
Melpomène.
Arrête un peu ta course impétueuse,
Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux,
Tu n’en vis jamais en ces lieux
La pompe plus majestueuse :
J’ai réuni, pour la faire admirer,
Tout ce qu’ont de plus beau la France, et l’Italie,
De tous leurs Arts mes sœurs l’ont embellie,
Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer.
Daigne à tant de beautés par ta propre lumière
Donner un parfait agrément,
Et rends cette merveille encore,
En lui servant toi-même d’ornement.6
Tous ces mots déclamés par Melpomène trouvent, dans les gravures de Chauveau, une réalité picturale invitant le lecteur à devenir spectateur, cette édition luxueuse proposant un autre parcours de lecture – un spectacle de/par la lecture – où les mots, confrontés aux illustrations, revêtent une autre signification. L’œil est influencé par l’iconographie qui complète, si elle ne commande pas directement, l’imaginaire textuel. Dans un ordre de lecture hiérarchique imposé par la construction du livre, forcé par la logique du tournoiement des pages, le lecteur découvre d’abord la description des décors ; ensuite, il regarde l’image ; enfin, il lit l’intégralité de l’acte. À la différence d’une lecture numérisée dont nous sommes aujourd’hui familiers7, les gravures de Chauveau demandent d’être dépliées minutieusement, cette manœuvre rappelant la fragilité de l’image. L’estampe, que nous déplions sur la gauche (Fig. 3), est un moment de découverte provoquant ce sentiment d’émerveillement comme la levée du rideau de scène. Seulement, l’opération est effectuée de nos propres mains. Les détails se découvrent petit à petit alors que certains d’entre eux, comme les fameux piédestaux du cinquième acte pour les premières paires de châssis, représentent ce que les didascalies ne prennent pas la peine de décrire. Sur un de ces piédestaux (Fig. 1), nous découvrons la représentation d’une scène de sacrifice avec un autel fumant où l’on distingue quatre personnages et un mouton. Derrière, on reconnaîtra également une scène de bacchanale agrémentée de danses alors que d’autres détails dans les différentes estampes font directement référence à la monarchie française, comme les fleurs de lys présentes dans l’architecture du décor du quatrième acte.
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