Ce sont donc les traditions représentatives, quelques préjugés culturels bien ancrés et de légers glissements de style qui donnent quelquefois à l’illustration un sens divergent de celui que le poète a clairement signifié dans les vers.
L’image règne à coup sûr là où le merveilleux et l’historique se croisent, parce qu’elle fait fusionner les différents niveaux de la réalité et de l’imaginaire. Sa présence dans le poème héroïque se justifie d’elle-même.
L’illustration brise le rythme de la diégèse : elle ne rend compte que des passages les plus violents ou les plus décisifs, laissant dans l’ombre les moments de dialogue, de réflexion, de prière, essentiels dans le texte mais moins offerts à la représentation visuelle. Simultanément, elle offre au peintre et au graveur la possibilité de disposer la scène et même de regrouper dans un tableau unique des faits qui dans le récit se succèdent6. Les sens allégoriques sont ainsi mis en évidence.
Elle joue un rôle de médiation en rapprochant de l’imaginaire du lecteur les scènes qui lui sont proposées. Dans nos poèmes, elle suit et renforce dans bien des cas les choix idéologiques et poétiques dont le texte témoigne, notamment pour le merveilleux. Au besoin elle les simplifie. La caractérisation des personnages, de toute façon peu variée dans un poème héroïque, se voit schématisée : tout héros a l’apparence d’un guerrier romain même si le poème le décrit en chevalier, tout paysage tend à devenir bucolique, quelle que soit la nature de l’événement ; l’image oppose l’héroïne chaste et blonde à l’aventurière brune, même si leur « poil » est également brun. Ce jeu de transposition nous ouvre aux codes et aux présupposés qui étaient ceux du lecteur du temps et complète donc utilement une accculturation par elle-même délicate pour bien des lecteurs aujourd’hui.
Condenser l’image : l’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657)
Maxime CARTRON
Université Jean Moulin Lyon 3
« Les peintures ne racontent pas un récit : elles font silence en demeurant à son affût. Elles transforment la vie en son résumé.1 »
Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin est un poème épique qui se compose de vingt-six livres, chacun étant illustré par une gravure décrivant, comme le signale Francine Wild, « l’un des passages les plus mouvementés de ce livre2 ». En ce sens, on peut considérer l’image comme une synecdoque : la scène décrite est potentiellement la plus importante du livre et/ou la plus intéressante, du moins du point de vue de l’illustrateur3. Ces scènes rendent compte du texte en le reprenant pour le redire autrement.
En 1676, dix-neuf ans après le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, Carel de Sainte-Garde écrivait :
Le peintre ne peut représenter que l’instant d’une action. Par exemple, s’il veut donner le portrait d’une bataille, tous les personnages auront toujours la posture d’un certain instant. Celui qui lève l’épée pour frapper son ennemi la tiendra toujours levée. Celui qui tombe de son cheval demeurera toujours en cet état. Mais le poète décrit aisément l’action tout entière. Il décrit, dis-je, ce qui arrive aux premiers moments et d’un fil continu il va jusqu’aux derniers et en achève la suite. Joint que la peinture n’exprime point, ou n’exprime que faiblement, les pensées et les passions, elle n’a point de couleurs pour cela. Mais la poésie a des couleurs spirituelles qui la représentent d’une manière très noble.4
Pour Carel de Sainte-Garde, « Les choses peintes n’ont ni mouvement ni parole5. » Ou, pour le redire avec Diderot : « Le peintre n’a qu’un instant ; et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions6. »
J’aimerais au contraire réfléchir à quelques illustrations de François Chauveau pour Clovis comme à une condensation d’instants et de micro-instants, qui réintroduit du mouvement dans l’estampe pour rendre compte de la narrativité de l’épopée de Desmarets. Le parcours que je propose s’appuiera sur les planches gravées qui ont vraisemblablement causé le plus de tracas à Chauveau pour rendre la narrativité, soit sur celles qui décrivent une scène a priori impossible à représenter du point de vue de la simultanéité et/ou de la continuité de l’action, et qui révèlent l’habileté et le talent du graveur. Il s’agira pour ce faire de préciser certains aspects du style de Desmarets, qui suscitent tout naturellement l’illustration. On cherchera à voir comment l’image « manipule […] le temps de la narration poétique en faisant coïncider des moments distincts7 » et comment « à l’instar de cette simultanéité temporelle, elle se complaît à convoquer des sens multiples, inscrits en filigrane dans les vers8 », pour citer Véronique Adam à propos d’un autre corpus9.
Illustration et prolepse : le moment de la requête
Le texte correspondant à l’image (Fig. 1) du livre II est le suivant :
Clovis perdant l’espoir arrête enfin sa course
Alors qu’à ses regards, près d’une pure source,
Sur le bord d’un ruisseau de frênes ombragé,
Une nymphe paraît, dont le bras engagé
Soutient le noble faix de sa tête superbe,
Et dont l’aimable corps mollement presse l’herbe.
Un doux vent fait voler ses plus libres cheveux.
Ses beaux pieds sont serrés d’un cothurne à cent nœuds.
Son épieu sur les fleurs près d’elle se repose.
Sa fierté se dément par sa bouche de rose.
Trois nymphes à l’écart, le carquois sur le dos,
Sur la rive plus basse imitent son repos.
De chiens chacune tient une laisse vaillante.
L’un dort, l’autre s’étend, l’autre boit l’eau coulante.
Un sanglier aux longs poils, aux écumeuses dents,
Semble dormir en paix près des limiers ardents ;
Mais la rougeur du sang qui souille la verdure
Fait reconnaître assez sa funeste aventure. […]
Clovis en surmontant sa profonde tristesse :
« Qui que tu sois, dit-il, soit nymphe, soit déesse,
Favorable aux mortels de douleur consumés,
N’as-tu point vu courir dix Bourguignons armés ? »
Elle dresse son chef d’une façon hautaine.
Sur le noble guerrier son regard se promène […].1
Et la scène s’arrête ici ; Chauveau ne va pas plus loin. Yoland entend la requête mais n’y répond pas encore, c’est la suite du texte. On pourrait donc dire que Chauveau a parfaitement figé la scène à l’aide de l’attention qu’il accorde aux détails, scrupuleusement reproduits (les chiens, le sanglier, le vent dans les cheveux de Yoland…). Néanmoins, le visage de la chasseresse semble exprimer l’admiration, ou du moins la curiosité, l’intérêt, rendus sensibles par la position de sa main droite, qui suggère une posture de contemplation, la main gauche étant librement et presque sensuellement posée sur la cuisse2. Ceci n’est pas dans la scène décrite par Desmarets, qui accentue au contraire aux vers suivants la morgue de la princesse :
Puis elle abaisse l’œil, se lève avec froideur,
Se tient muette un temps, d’orgueil ou de pudeur.
A