Les seuls instantanés réussis d’un mouvement sont ceux qui approchent de cet arrangement paradoxal, quand par exemple l’homme marchant a été pris au moment où ses deux pieds touchaient le sol : car alors on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace. Le tableau fait voir le mouvement par sa discordance interne ; la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée, et comme tous restent visiblement dans l’unité d’un corps, c’est lui qui se met à enjamber la durée.7
« L’ubiquité temporelle du corps » provient d’un enjambement de l’espace qui est aussi enjambement de la temporalité, et pourrait révéler une poétique de l’illustration singulière, fondée sur l’éloquence du geste et du corps.
Éloquence du geste et condensation du sentiment
Carel de Sainte-Garde reconnaît lui-même que « les beaux traits de la peinture jettent dans l’esprit quelque idée du mouvement et des paroles1. » L’éloquence du corps et du geste pourrait figurer le mouvement, censé être absent en peinture. Si nous prenons l’illustration du livre IX (Fig. 4), nous nous apercevons du talent de Chauveau, qui réussit par leur expression conjointe à condenser plusieurs sentiments distincts en un seul2.
Il semble que l’image donne à voir Clovis alors qu’il veut qu’« au moins devant tous lui-même il se surmonte3 », ce qui est perceptible notamment par son geste des mains, qui met à distance les propos de ses hommes, étonnés et réprobateurs, suggérant peut-être de rattraper la fausse Clotilde. Ce geste arrête le temps du discours en un équivalent en image de l’intimation au silence : geste de maîtrise, qui semble concorder avec le vers 3574. Mais le visage de Clovis, encore tout interdit, exprime clairement la surprise, le dépit devant l’insulte, voire la colère et, plus encore, rend bien la juxtaposition contradictoire du vers 3563 : « Il pâlit, il rougit ; ses yeux sont pleins de feu4. » On peut deviner ou imaginer la rougeur sur la joue, la pâleur sur le reste du visage. Le regard semble hésiter, témoin de la douleur causée par ce départ offensant (« son âme éperdue en mille maux flottante5 »), l’expression de la bouche marquant la surprise mais aussi l’indécision (« et sa bouche en suspens ne sait que prononcer6 »). La scène est opérée par un « retour amont » : Chauveau efface le « il veut, il ne veut pas » en axant le regard du spectateur sur le geste de maîtrise : Clovis semble bien « surmonter » son dépit et sa douleur. Cependant, le détail du visage du roi réinsère les vers précédents dans la description, et donne à voir au spectateur un Clovis qui se contient devant ses hommes, tout en masquant au mieux sa souffrance. L’équivalent pictural du « il veut, il ne veut pas » – notons à nouveau l’intérêt de la juxtaposition asyndétique, qui permet à Chauveau de poser une assise, un ancrage dans le texte, qui l’invite à en donner l’équivalent en image – est représenté par l’expression de la bouche notamment, le geste de la main figurant le vers 3574, qui révèle également une manifestation de dépit, voire d’incrédulité. Chauveau réussit à rendre effectif le tiraillement du roi, mais il ne se contente pas de marquer la contradiction : il l’exhibe comme principe artistique d’une condensation du temps, qui augmente l’expressivité du texte. L’image est un supplément, mais un supplément qui interprète en reconfigurant7.
Pallier la parole
La peinture ne parle pas, c’est un fait. Mais elle peut pallier la parole car elle peut en représenter l’effet, et se montrer ainsi complémentaire du texte, on l’a vu avec la scène du retour de chasse, où Chauveau rend compte de l’adresse de Clovis par le geste et par le mouvement de la bouche, qui traduisent et transcrivent la requête. Au livre XVIII, un procédé encore plus ingénieux mérite d’être analysé. Myrrhine, la servante d’Yoland et Albione, vient trouver Lisois (amoureux d’Yoland) et un autre guerrier nommé Ardéric pour les piéger, c’est-à-dire, en l’occurrence, les attirer dans les rets de l’enchanteur Aubéron. Chauveau choisit de rendre compte de l’abord des deux Francs par Myrrhine, soit de la scène de la parole (Fig. 5) :
« Magnanimes guerriers, dit-elle toute en larmes,
Si jamais la pitié régna parmi les armes,
Secourez de vos soins la princesse Yoland ».
Du désir de la voir Lisois déjà brûlant
Sent son cœur s’émouvoir, et veut qu’elle l’adresse
En quelque lieu du monde où souffre sa princesse.1
La parole de Lisois est représentée par son geste de compassion vive (passion chevaleresque par excellence), mais aussi d’impatience, qui semble signifier à Myrrhine qu’il est prêt à se rendre séance tenante à l’endroit qu’elle lui indique, ce que marque également le mouvement du cheval, s’élançant déjà sur le commandement de Lisois dans cette direction. Le geste de la servante désignant le lieu ainsi que sa posture se comprennent comme l’inquiétude et l’affolement (feints) transmis dans le texte uniquement par le langage : l’image complète celui-ci en ce qu’elle lui donne une interprétation rhétorique, via le corps qui lui manque : rien sur les sentiments de Myrrhine en effet, dans le poème de Desmarets, mais on sait au demeurant qu’ils sont feints, puisqu’on l’a appris avant. L’image apporte simplement au texte une théâtralité. Mais Chauveau va plus loin en agglutinant à ce passage le moment suivant :
Myrrhine les conduit dans la sombre épaisseur
Où paraît à leurs yeux Yoland et sa sœur.2
Chauveau fait de deux scènes une seule, pour pallier la parole manquante, mais aussi pour l’interpréter. Le « désir de la voir » est quasi performatif ici ; les princesses sont dans l’ombre du bois, Lisois, Ardéric et Myrrhine dans la clarté d’une clairière, situation dans l’espace qui métaphorise le déroulé du texte : Lisois et Ardéric vont accéder bientôt aux princesses, qu’ils ne voient pas encore. La suite de l’épisode n’est donc pas encore tout à fait révélée par Chauveau, qui rend compte de la continuité narrative de cette manière. Le désir de voir est aussi celui du lecteur, qui en voit plus que Lisois et qui acquiert par-là un recul sur la scène. Car plus encore, la métaphore de la situation des personnages est évidente : ils accèderont aux princesses (Ardéric tombera pour sa part amoureux d’Albione), mais ce sera au prix de la perte de la lumière, puisqu’ils se retrouveront prisonniers d’Aubéron et de ses noirs sortilèges. D’ailleurs, on peut y voir aussi un rappel du vers 7128 : « Elle court, et les trouve égarés dans le bois3 ». L’interprétation du texte par Chauveau est la suivante : la véritable situation d’égarement est celle introduite par Myrrhine agent du démon.
En désaccord avec Carel de Sainte-Garde, j’aimerais conclure en disant que la grande habileté de Chauveau le conduit à inventer plusieurs manières de rendre compte de la narrativité du texte, par le biais d’une condensation du temps et de l’espace, qui pallie la parole absente, qui redouble le texte, à la fois pour le transposer, mais aussi pour l’interpréter, pour en donner une version, attentive au détail, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. En somme, il conviendrait à présent, pour prolonger l’étude, de se demander si Chauveau et Desmarets ont échangé sur les illustrations, et sous quelles modalités. Quelles ont pu être leurs relations ? Y a-t-il eu un ou des intermédiaires entre le graveur et le poète ? La présence récurrente de l’asyndète semble en effet fournir au premier la base initiale de plusieurs images, exploitant par-là un stylème propre au genre, certes, mais aussi