La Pucelle, livre 6 : Agnès vient tenter de reconquérir Charles. [Bibliothèques de Nancy]
Agnès est la tentatrice et l’image des faiblesses charnelles dont la Pucelle protège le roi indécis.
Comme dans la Jérusalem délivrée, le merveilleux chrétien est présent dans tous nos poèmes. Les illustrations en rendent compte inégalement. En cela, elles reflètent la façon dont les poètes intègrent le merveilleux dans leur œuvre. La Pucelle, qui est le poème le plus discret sur le merveilleux, en a aussi très peu dans les illustrations. Nous assistons à l’apparition inopinée de la Pucelle à Charles au livre 1 ; le modèle évident est l’Énéide, où Énée apparaît à Didon après être entré dans la ville de Carthage puis dans le temple de Junon caché par un nuage, au livre 18. Une autre planche (livre 9) nous montre la Pucelle étonnamment lumineuse : la lumière divine qui émane d’elle fait fuir les démons9. Chapelain, obsédé par la vraisemblance, minimise la part du merveilleux :
Lorsque je dressai mon plan, et que je donnai la forme poétique à ce véritable événement, j’eus un soin particulier de le conduire de telle sorte, que tout ce que j’y fais faire, par la puissance divine, s’y puisse croire fait par la seule force humaine, élevée au plus haut point, où la nature est capable de monter.10
Au fond, il refuse la logique épique, et cela explique en partie son échec. L’illustration ne fait qu’accentuer son choix : on ne voit jamais l’action des anges, pourtant bien affirmée dans les vers, ni les faits merveilleux dus aux démons, comme la réanimation par les démons du cadavre de Jean le Bon qui admoneste son fils Philippe de Bourgogne venu à son tombeau. Alaric prouve un imaginaire épique plus développé chez Scudéry : il nous montre dans deux illustrations sur dix un ange, au livre 1 celui qui vient donner l’ordre au héros de conquérir Rome, puis au livre 4 celui qui tient le gouvernail de la chaloupe dans laquelle vogue le héros. Au livre 6, la planche représente un chapitre des démons. Les forces au service du bien et du mal sont donc directement visibles. Le jeu des pouvoirs célestes ou démoniaques apparaît bien davantage encore dans les illustrations de Clovis, sur onze planches, soit 42 % du total. L’action des démons se manifeste notamment dans les visions des livres 6 et 15, mais nous voyons surtout de nombreux miracles : ainsi la Vierge, puis saint Denis, qui viennent en personne sauver Clotilde en péril.
Clovis, livre 4 : La Vierge vient au secours de Clotilde évanouie dans un bois. [Harvard, Houghton Library]
C’est pourtant dans Saint Louis qu’on tutoie le Ciel et l’Enfer dans les illustrations de la façon la plus fréquente : 11 sur 18 des planches gravées (61 %) nous mettent en présence du surnaturel par des miracles, des anges en action, le Christ lui-même qui accueille saint Louis au paradis au livre 8, la Vierge qui vient se manifester à la païenne Zahide au livre 17. Une planche montre l’ange qui fouette les eaux du Nil pour mettre fin à l’inondation, une autre les anges qui portent le corps de Robert d’Artois dans son tombeau11. Ces représentations donnent le plus beau rôle aux forces du bien. Les démons n’apparaissent que vaincus ou chassés, plus clairement encore que dans Clovis. Saint Louis est aussi le seul des poèmes qui nous présente l’image d’une personnalité prophétique, Alegonde, sainte ermite qui interprète pour les croisés les signes donnés par le Ciel. Sainte Geneviève, qu’on s’attendrait à voir dans Clovis au livre 8 ou au livre 12, et la Sibylle de Cumes qui révèle à Alaric le futur de sa race, sont absentes des illustrations. Quant à Chapelain, il a réduit l’intervention prophétique à une voix mystérieuse entendue par la Pucelle, Charles et Dunois dans une crypte profonde, ce qui exclut toute représentation. Il est de ceux qui désenchantent le monde, contrairement aux autres poètes et surtout au P. Le Moyne, qui chante un univers harmonieux et pénétré du souffle divin.
Les écarts entre l’illustration et le texte
Les conventions représentatives s’imposent quelquefois à l’artiste contre le respect du texte. L’écart est manifeste en ce qui concerne l’équipement militaire : les poèmes héroïques évoquent des armures empruntées au romanzo italien, faites de nombreuses pièces très couvrantes1. Outre la cuirasse et l’armet dont la visière couvre le visage, brassards et gantelets, tassettes et jambières protègent les bras et les jambes. Nous le savons par les ekphrasis des armes des héros2, ainsi que par les récits de combats : la blessure intervient par les jointures, ou par le coup violent d’un adversaire trop fort. La représentation de tels héros devrait ressembler à celle du chevalier de la célèbre gravure de Dürer3. Les illustrations des poèmes héroïques, tout à l’inverse, nous montrent les combattants revêtus d’un casque qui laisse largement voir leur visage et d’une cuirasse « à l’antique ». Sous une tunique courte, ils montrent leurs bras, leurs cuisses et leurs genoux, comme les tableaux ou les statues équestres contemporains.
L’habit des guerrières est très proche de celui des héros. Mais comme ceux-ci sont vêtus de tuniques courtes, la pudeur exige qu’elles portent une jupe avec la cuirasse, comme les déesses ou personnages allégoriques féminins de la statuaire et de la peinture : on le voit avec Yoland au livre 8 de Clovis, on le voit aussi avec Zahide et Almasonte lorsqu’elles combattent Mélédor et Alzir.
Saint Louis, livre 11 : combat d’Almasonte et Zahide contre Alzir et Mélédor. [Bibliothèque de Nancy]
Or l’aventure tragique de ce combat repose entièrement sur le fait que le harnois cache l’identité : les deux princesses, dont le casque masque le visage et dont les boucliers ne portent pas de blason, prennent les deux guerriers pour Bourbon et Culans dont ils ont pris les armes, et d’autre part Alzir et Mélédor ne peuvent savoir qu’ils ont affaire à des femmes, encore moins que ce sont les deux princesses dont ils sont amoureux. Le traitement par l’artiste rend le quiproquo totalement invraisemblable. Parmi les guerrières, une seule est rigoureusement habillée comme un homme, Albione, lorsqu’elle vient trouver puis lorsqu’elle quitte Clovis, sous l’apparence de Clotilde qu’elle a prise grâce à un charme ; cette tenue immodeste s’accorde avec la chevelure libre, signe de dévergondage4, et avec le discours qu’elle tient, d’« une audace effrontée » :
Mon cœur ne peut deux mois aimer en même lieu.
Je vais voir Sigismond, et je te dis adieu.5
Sa tenue masculine convient bien à l’impudeur qu’elle montre par ailleurs.
La blondeur serait-elle un signe de vertu ? Clotilde est représentée avec des cheveux clairs, sauf précisément sur cette image du livre 9 où elle semble sans pudeur (puisque c’est une autre sous son apparence). Or Clotilde est brune, le texte l’indique clairement : le poète voulait par-là rendre hommage à la beauté brune de la pieuse duchesse d’Aiguillon. Préjugé ou convention, la vertu semble aller avec les cheveux blonds dans l’esprit de l’illustrateur.
Quant à la Pucelle, les illustrations donnent de ce personnage une image ambiguë. Son costume, son visage sont à peu près les mêmes que ceux du roi, et son expression résolue la fait souvent paraître plus virile que lui. Elle porte soit l’armure, soit un habit masculin, mais, peut-être pour rappeler sa féminité ou sa condition de bergère, son chapeau couvert de plumes est attaché sous son menton par un ruban, ce qui la tire bizarrement vers le genre pastoral. Elle a aussi sur l’image les cheveux épars, comme le roi. Pourtant le poème évoque à plusieurs