Tel est le cas de l'Égypte: enlevée depuis 23 siècles à ses propriétaires naturels, elle a vu s'établir successivement dans son sein des Perses, des Macédoniens, des Romains, des Grecs, des Arabes, des Géorgiens, et enfin cette race de Tartares connus sous le nom de Turks ottomans. Parmi tant de peuples, plusieurs y ont laissé des vestiges de leur passage; mais comme dans leur succession ils se sont mêlés, il en est résulté une confusion qui rend moins facile à connaître le caractère de chacun. Cependant on peut encore distinguer dans la population de l'Égypte quatre races principales d'habitants.
La 1re et la plus répandue est celle des Arabes, qu'on doit diviser en 3 classes: 1º La postérité de ceux qui, lors de l'invasion de ce pays par Amrou, l'an 640, accoururent de l'Hedjâz et de toutes les parties de l'Arabie s'établir dans ce pays justement vanté par son abondance. Chacun s'empressa d'y posséder des terres, et bientôt le Delta fut rempli de ces étrangers, au préjudice des Grecs vaincus. Cette première race, qui s'est perpétuée dans la classe actuelle des fellâhs ou laboureurs et des artisans, a conservé sa physionomie originelle; mais elle a pris une taille plus forte et plus élevée: effet naturel d'une nourriture plus abondante que celle des déserts. En général les paysans d'Égypte atteignent 5 pieds 4 pouces; plusieurs vont à 5 pieds 6 et 7; leur corps est musculeux sans être gras, et robuste comme il convient à des hommes endurcis à la fatigue. Leur peau hâlée par le soleil est presque noire; mais leur visage n'a rien de choquant. La plupart ont la tête d'un bel oval, le front large et avancé, et sous un sourcil noir un œil noir, enfoncé et brillant; le nez assez grand, sans être aquilin; la bouche bien taillée et toujours de belles dents. Les habitans des villes, plus mélangés, ont une physionomie moins uniforme, moins prononcée. Ceux des villages, au contraire, ne s'alliant jamais que dans leurs familles, ont des caractères plus généraux, plus constants, et quelque chose de rude dans l'aspect, qui tire sa cause des passions d'une ame sans cesse aigrie par l'état de guerre et de tyrannie qui les environne.
2º Une deuxième classe d'Arabes est celle des Africains ou Occidentaux50, venus à diverses reprises et sous divers chefs se réunir à la première; comme elle, ils descendent des conquérants musulmans qui chassèrent les Grecs de la Mauritanie; comme elle, ils exercent l'agriculture et les métiers; mais ils sont plus spécialement répandus dans le Saïd, où ils ont des villages et même des princes particuliers.
3º. La 3e classe est celle des Bedouins ou hommes des déserts51, connus des anciens sous le nom de Scenites, c'est-à-dire habitant sous des tentes. Parmi ceux-là, les uns, dispersés par familles, habitent les rochers, les cavernes, les ruines et les lieux écartés où il y a de l'eau; les autres, réunis par tribus, campent sous des tentes basses et enfumées, et passent leur vie dans un voyage perpétuel. Tantôt dans le désert, tantôt sur les bords du fleuve, ils ne tiennent à la terre qu'autant que l'intérêt de leur sûreté ou la subsistance de leurs troupeaux les y attachent. Il est des tribus qui, chaque année, après l'inondation, arrivent du sein de l'Afrique pour profiter des herbes nouvelles, et qui au printemps se renfoncent dans le désert; d'autres sont stables en Égypte, et y louent des terrains qu'ils ensemencent et changent annuellement. Toutes observent entre elles des limites convenues qu'elles ne franchissent point, sous peine de guerre. Toutes ont à peu près le même genre de vie, les mêmes usages, les mêmes mœurs. Ignorants et pauvres, les Bédouins conservent un caractère original, distinct des nations qui les environnent. Pacifiques dans leur camp, ils sont partout ailleurs dans un état habituel de guerre. Les laboureurs, qu'ils pillent, les haïssent; les voyageurs, qu'ils dépouillent, en médisent; les Turks, qui les craignent, les divisent et les corrompent. On estime que leurs tribus en Égypte pourraient former trente mille cavaliers; mais ces forces sont tellement dispersées et désunies, qu'on les y traite comme des voleurs et des vagabonds.
Une seconde race d'habitants est celle des Coptes, appelés en arabe el Qoubt. On en trouve plusieurs familles dans le Delta; mais le grand nombre habitent le Saïd, où ils occupent quelquefois des villages entiers. L'histoire et la tradition attestent qu'ils descendent du peuple dépouillé par les Arabes, c'est-à-dire de ce mélange d'Égyptiens, de Perses, et surtout de Grecs qui, sous les Ptolémées et les Constantins, ont si long-temps possédé l'Égyte. Ils diffèrent des Arabes par leur religion, qui est le christianisme; mais ils sont encore distincts des chrétiens par leur secte, qui est celle d'Eutychès. Leur adhésion aux opinions théologiques de cet homme leur a attiré de la part des autres Grecs des persécutions qui les ont rendus irréconciliables. Lorsque les Arabes conquirent le pays, ils en profitèrent pour les affaiblir mutuellement. Les Coptes ont fini par expulser leurs rivaux; et comme ils connaissent de tout temps l'administration intérieure de l'Égypte, ils sont devenus les dépositaires des registres des terres et des tribus. Sous le nom d'écrivains, ils sont au Kaire les intendants, les secrétaires et les traitants du gouvernement et des beks. Ces écrivains, méprisés des Turks qu'ils servent, et haïs des paysans qu'ils vexent, forment une espèce de corps dont est chef l'écrivain du commandant principal. C'est lui qui dispose de tous les emplois de cette partie, qu'il n'accorde, selon l'esprit de ce gouvernement, qu'à prix d'argent.
On prétend que le nom de Coptes leur vient de la ville de Coptos, où ils se retirèrent, dit-on, lors des persécutions des Grecs; mais je lui crois une origine plus naturelle et plus ancienne. Le terme arabe Qoubti, un Copte, me semble une altération évidente du grec Ai-goupti-os, un Égyptien; car on doit remarquer que y était prononcé ou chez les anciens Grecs, et que les Arabes n'ayant, ni g devant a o u, ni la lettre p, remplacent toujours ces lettres par q et b: les Coptes sont donc proprement les représentans des Égyptiens52; et il est un fait singulier qui rend cette acception encore plus probable. En considérant le visage de beaucoup d'individus de cette race, j'y ai trouvé un caractère particulier qui a fixé mon attention: tous ont un ton de peau jaunâtre et fumeux, qui n'est ni grec ni arabe; tous ont le visage bouffi, l'œil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse; en un mot, une vraie figure de mulâtre. J'étais tenté de l'attribuer au climat53, lorsque, ayant été visiter le Sphinx, son aspect me donna le mot de l'énigme. En voyant cette tête caractérisée nègre dans tous ses traits, je me rappelai ce passage remarquable d'Hérodote, où il dit54: Pour moi, j'estime que les Colches sont une colonie des Égyptiens, parce que, comme eux, ils ont la peau noire et les cheveux crépus; c'est-à-dire, que les anciens Égyptiens étaient de vrais nègres de l'espèce de tous les naturels d'Afrique55; et dès lors on explique comment leur sang, allié depuis plusieurs siècles à celui des Romains et des Grecs, a dû perdre l'intensité de sa première couleur, en conservant cependant l'empreinte de son moule originel. On peut même donner à cette observation une étendue très-générale, et poser en principe que la physionomie est une sorte de monument propre en bien des cas à constater ou éclaircir les témoignages de l'histoire, sur les origines des peuples. Parmi nous, un laps de neuf cents ans n'a pu effacer la nuance qui distinguait les habitans des Gaules, de ces hommes du Nord, qui, sous Charles-le-Gros, vinrent occuper la plus riche de nos provinces. Les voyageurs qui vont par mer de Normandie en Danemarck, parlent avec surprise de la ressemblance fraternelle des habitans de ces deux contrées, conservée malgré la distance des lieux et des temps. La même observation se présente, quand on passe de Franconie en Bourgogne; et si l'on parcourait avec attention la France, l'Angleterre ou toute autre contrée, on y trouverait la trace des émigrations écrite sur la face des habitans. Les Juifs n'en portent-ils pas d'ineffaçables, en quelque lieu qu'ils soient établis? Dans les états où la noblesse représente un peuple étranger introduit par conquête, si cette noblesse ne s'est point alliée aux indigènes, ses individus ont une empreinte particulière. Le sang kalmouque se distingue encore dans l'Inde; et si quelqu'un avait étudié les diverses nations de l'Europe et du nord de l'Asie, il retrouverait peut-être des analogies qu'on a oubliées.