Savary a été beaucoup plus exact dans ce qu'il rapporte d'une de ces révolutions du Nil24, par laquelle il paraît que jadis ce fleuve coula tout entier dans la Libye, au sud de Memphis. Mais le récit d'Hérodote lui-même, dont il tire ce fait, souffre des difficultés. Ainsi, lorsque cet historien dit, d'après les prêtres d'Héliopolis, que Menès, premier roi d'Égypte, barra le coude que faisait le fleuve, deux lieues et quart (cent stades) au-dessus de Memphis25, et qu'il creusa un lit nouveau à l'orient de cette ville, ne s'ensuit-il pas que Memphis avait été jusqu'alors dans un désert aride, loin de toute eau; cette hypothèse peut-elle s'admettre? Peut-on croire littéralement à ces immenses travaux de Menès, qui aurait fondé une ville citée comme existante avant lui; qui aurait creusé des canaux et des lacs, jeté des ponts, construit des palais, des temples, des quais, etc.: et tout cela dans l'origine première d'une nation, et dans l'enfance de tous les arts? Ce Menès lui-même est-il un être historique, et les récits des prêtres sur cette antiquité ne sont-ils pas tous mythologiques? Je suis donc porté à croire que le cours barré par Menès était seulement une dérivation nuisible à l'arrosement du Delta; et cette conjecture paraît d'autant plus probable, que, malgré le témoignage d'Hérodote, cette partie de la vallée, vue des pyramides, n'offre aucun étranglement qui fasse croire à un ancien obstacle. D'ailleurs, il me semble que Savary a trop pris sur lui de faire aboutir à la digue mentionnée au-dessus de Memphis, le grand ravin appelé bahr bela ma, ou fleuve sans eau, comme indiquant l'ancien lit du Nil. Tous les voyageurs cités par d'Anville le font aboutir au Faïoume, dont il paraît une suite plus naturelle26. Pour établir ce fait nouveau, il faudrait avoir vu les lieux; et je n'ai jamais ouï dire au Kaire que Savary se soit avancé plus au sud que les pyramides de Djizé. La formation du Delta, qu'il déduit de ce changement, répugne également à se concevoir; car, dans cette révolution subite, comment imaginer que le poids énorme des eaux, qui vint se jeter à l'entrée du golfe27, fit refluer celles de la mer? Le choc de deux masses liquides ne produit qu'un mélange, dont il résulte bientôt un niveau commun; en faisant abonder plus d'eau, on dut couvrir davantage. Il est vrai que le voyageur ajoute: Les sables et le limon que le Nil entraîne s'y amoncelèrent; l'île du Delta, peu considérable d'abord, sortit des eaux de la mer, dont elle recula les limites. Mais comment une île sort-elle de la mer? Les eaux courantes aplanissent bien plus qu'elles n'amoncellent: ceci nous conduit à la question de l'exhaussement.
CHAPITRE III.
De l'exhaussement du Delta
HÉRODOTE, qui l'a connue aussi bien que la précédente, ne s'est pas expliqué davantage sur ses proportions; mais il a rapporté un fait dont Savary s'appuie pour tirer des conséquences positives. Voici le précis de son raisonnement:
«Du temps de Moeris, qui vivait 500 ans avant la guerre de Troie28, 8 coudées suffisaient pour inonder le Delta (Hérod., lib. II) dans toute son étendue. Lorsque Hérodote vint en Égypte, il en fallait 15; sous l'empire des Romains, 16; sous les Arabes, 17: aujourd'hui le terme favorable est 18, et le Nil croît jusqu'à 22. Voilà donc, dans l'espace de 3,284 ans, le Delta élevé de quatorze coudées.»
Oui, si l'on admet les faits tels qu'ils sont présentés; mais en les reprenant dans leurs sources, on trouve des accessoires qui dénaturent et les principes et les conséquences. Citons d'abord le texte d'Hérodote.
«Les prêtres égyptiens,» dit cet auteur29, rapportent qu'au temps du roi Moeris, le Nil inondait le Delta, en s'élevant seulement à 8 coudées. De nos jours, s'il n'en atteint 16 ou au moins 15, il ne se répand pas sur le pays. Or, depuis la mort de Moeris jusqu'à ce moment, il ne s'est pas encore écoulé 900 ans.»
Pourquoi cette différence de 144 ans en excès dans le calcul de Savary? pourquoi suit-il d'autres comptes que ceux de son auteur? Mais passons sur la chronologie.
Du temps d'Hérodote, il fallait 16 coudées, ou au moins 15 pour inonder le Delta. Du temps des Romains, il n'en fallait pas davantage: 15 et 16 sont toujours le terme désigné:
Avant Pétrone, dit Strabon30, l'abondance ne régnait en Égypte que quand le Nil s'élevait à quatorze coudées. Mais ce gouverneur obtenant par art ce que refusait la nature, on a vu sous sa préfecture l'abondance régner à 12. Les Arabes ne s'expriment pas autrement. Il existe un livre en leur langue qui contient le tableau de toutes les crues du Nil, depuis la 27e année de l'hégire (622) jusqu'à la 875e (1470); et cet ouvrage constate que, dans les époques les plus récentes, toutes les fois que le Nil a 14 coudées de profondeur dans son lit, il y a récolte et provision pour une année; que s'il en a 16, il y a provision pour deux ans; mais au-dessous de 14 et arrivant à 18, il y a disette; ce qui revient exactement au récit d'Hérodote. Le livre que je cite est arabe, mais ses résultats sont aux mains de tout le monde; il suffit de consulter le mot Nil dans la Bibliothèque orientale de d'Herbelot, ou les extraits de Kâlkâchenda, dans