Pendant que ces choses se passaient en Égypte, pendant que les croisés d'Europe se faisaient chasser de Syrie pour leurs désordres, des mouvements extraordinaires préparaient d'autres révolutions dans la haute Asie. Djenkiz-Kan, devenu seul chef de presque toutes les hordes tartares, n'attendait que le moment d'envahir les états voisins: une insulte faite à des marchands sous sa protection, détermina sa marche contre le sultan de Balk et l'orient de la Perse. Alors, c'est-à-dire vers 1218, ces contrées devinrent le théâtre d'une des plus sanglantes calamités dont l'histoire des conquérants fasse mention. Les Mogols, le fer et la flamme à la main, pillant, égorgeant, brûlant, sans distinction d'âge ni de sexe, réduisirent tout le pays du Sihoun au Tigre en un désert de cendres et d'ossements. Ayant passé au nord de la Caspienne, ils poussèrent leurs ravages jusque dans la Russie et le Cuban. Ce fut cette expédition, arrivée en 1227, dont les suites introduisirent les Mamlouks en Égypte. Les Tartares, las d'égorger, avaient ramené une foule de jeunes esclaves des deux sexes; leurs camps et les marchés de l'Asie en étaient remplis. Les successeurs de Selâh-el-dîn, qui, à titre de Turkmans, conservaient des correspondances vers la Caspienne, virent dans cette rencontre une occasion de se former à bon marché une milice dont ils connaissaient la beauté et le courage. Vers l'an 1230, l'un d'eux fit acheter jusqu'à 12,000 jeunes gens qui se trouvèrent Tcherkâsses, Mingreliens et Abazans. Il les fit élever dans les exercices militaires, et en peu de temps il eut une légion des plus beaux et des meilleurs soldats de l'Asie, mais aussi des plus mutins, comme il ne tarda pas de l'éprouver. Bientôt cette milice, semblable aux gardes prétoriennes, lui fit la loi. Elle fut encore plus audacieuse sous son successeur, qu'elle déposa. Enfin, en 1250, peu après le désastre de saint Louis, ces soldats tuèrent le dernier prince turkman, et lui substituèrent un de leurs chefs, avec le titre de sultan69, en gardant pour eux celui de Mamlouks, qui signifie un esclave militaire70.
Telle est cette milice d'esclaves devenus despotes, qui depuis plusieurs siècles régit les destins de l'Égypte. Dès l'origine, les effets répondirent aux moyens: sans contrat social entre eux que l'intérêt du moment, sans droit public avec la nation que celui de la conquête, les Mamlouks n'eurent pour règle de conduite et de gouvernement que la violence d'une soldatesque effrenée et grossière. Le premier chef qu'ils élurent, ayant occupé cet esprit turbulent à la conquête de la Syrie, il obtint un règne de 17 ans; mais depuis lui pas un seul n'est parvenu à ce terme. Le fer, le cordon, le poison, le meurtre public ou l'assassinat privé, ont été le sort d'une suite de tyrans, dont on compte 47 dans une espace de 257 ans. Enfin, en 1517, Sélim, sultan des Ottomans, ayant pris et fait pendre Toumâm-bek, leur dernier chef, mit fin à cette dynastie71.
Selon les principes de la politique turke, Sélim devait exterminer tout le corps des Mamlouks; mais une vue plus raffinée le fit pour cette fois déroger à l'usage. Il sentit, en établissant un pacha dans l'Égypte, que l'éloignement de la capitale deviendrait une grande tentation de révolte, s'il lui confiait la même autorité que dans les autres provinces. Pour parer à cet inconvénient, il combina une forme d'administration telle, que les pouvoirs, partagés entre plusieurs corps, gardassent un équilibre qui les tînt tous dans sa dépendance: la portion des Mamlouks échappés à son premier massacre lui parut propre à ce dessein. Il établit donc un diouân, ou conseil de régence, qui fut composé du pacha et des chefs des 7 corps militaires. L'office du pacha fut de notifier à ce conseil les ordres de la Porte, de faire passer le tribut, de veiller à la sûreté du pays contre les ennemis extérieurs, de s'opposer à l'agrandissement des divers partis; de leur côté, les membres du conseil eurent le droit de rejeter les ordres du pacha, en motivant les refus; de le déposer même, et de ratifier toutes les ordonnances civiles ou politiques. Quant aux Mamlouks, il fut arrêté qu'on prendrait parmi eux les 24 gouverneurs ou beks des provinces: on leur confia le soin de contenir les Arabes, de veiller à la perception des tributs et à toute la police intérieure; mais leur autorité fut purement passive, et ils ne durent être que les instruments des volontés du conseil. L'un d'eux, résidant au Kaire, eut le titre de chaik-el-beled72, qu'on doit traduire par gouverneur de la ville, dans un sens purement civil, c'est-à-dire, sans aucun pouvoir militaire.
Le sultan établit aussi des tributs, dont une partie fut destinée à soudoyer 20,000 hommes de pied et un corps de 12,000 cavaliers, résidants sur le pays: l'autre, à procurer à la Mekke et à Médine des provisions de blé dont elles manquent; et la troisième, à grossir le kazné ou trésor de Constantinople, et à soutenir le luxe du sérail. Du reste, le peuple, qui devait subvenir à ces dépenses, ne fut compté, comme l'a très-bien observé Savary, que comme un agent passif, et resta soumis comme auparavant à toute la rigueur d'un despotisme militaire.
Cette forme de gouvernement n'a pas mal répondu aux intentions de Sélim, puisqu'elle a duré plus de 2 siècles; mais depuis 50 ans, la Porte s'étant relâchée de sa vigilance, il s'est introduit des nouveautés dont l'effet a été de multiplier les Mamlouks; de reporter en leurs mains les richesses et le crédit, et enfin, de leur donner sur les Ottomans un ascendant qui a réduit à peu de chose le pouvoir de ceux-ci. Pour concevoir cette révolution, il faut connaître par quels moyens les Mamlouks se sont perpétués et multipliés en Égypte.
En les voyant subsister en ce pays depuis plusieurs siècles, on croirait qu'ils s'y sont reproduits par la voie ordinaire de la génération; mais si leur premier établissement fut un fait singulier, leur perpétuation en est un autre qui n'est pas moins bizarre. Depuis 550 ans qu'il y a des Mamlouks en Égypte, pas un seul n'a donné lignée subsistante; il n'en existe pas une famille à la seconde génération: tous leurs enfants périssent dans le premier ou le second âge. Les Ottomans sont presque dans le même cas, et l'on observe qu'ils ne s'en garantissent qu'en épousant des femmes indigènes, ce que les Mamlouks ont toujours dédaigné73. Qu'on explique pourquoi des hommes bien constitués, mariés à des femmes saines, ne peuvent naturaliser sur les bords du Nil un sang formé aux pieds du Caucase, et qu'on se rappelle que les plantes d'Europe refusent également d'y maintenir leur espèce; on pourra hésiter de croire ce double phénomène; mais il n'en est pas moins constant, et il ne paraît pas nouveau; les anciens ont des observations qui y sont analogues: ainsi, lorsque Hippocrate74 dit que chez les Scythes et les Égyptiens, tous les individus se ressemblent, et que ces deux nations ne ressemblent à aucune autre; lorsqu'il ajoute que dans le pays de ces deux peuples, le climat, les saisons, les éléments et le terrain ont une uniformité qu'ils n'ont point ailleurs, n'est-ce pas reconnaître cette espèce d'intolérance dont je parle? Quand de tels pays impriment un caractère si particulier à ce qui leur appartient, n'est-ce pas une raison de repousser tout ce qui leur est étranger? Il semble alors que le seul moyen de naturalisation pour les animaux et pour les plantes, est de se ménager une affinité avec le climat, en s'alliant aux espèces indigènes; et les Mamlouks, ainsi que je l'ai dit, s'y sont refusés. Le moyen qui les a perpétués et multipliés est donc le même qui les y a établis; c'est-à-dire qu'ils se sont régénérés par des esclaves transportés de leur pays originel. Depuis les Mogols, ce commerce n'a pas cessé sur les bords du Kuban et du Phase75; comme en Afrique, il s'y entretient, et par les guerres que se font les nombreuses peuplades de ces contrées, et par la misère des habitants qui vendent leurs propres enfants pour vivre. Ces esclaves des deux sexes, transportés