Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1. Constantin-François Volney. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Constantin-François Volney
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Книги о Путешествиях
Год издания: 0
isbn:
Скачать книгу
pouces31; et la coudée actuelle, appelée drâa masri, est précisément divisée en 24 doigts, et revient à 20 et demi de nos pouces. Mais les colonnes employées pour mesurer la hauteur du fleuve ont subi une altération qu'il importe de ne pas omettre.

      «Dans les premiers temps que les Arabes occupèrent l'Égypte,» a dit Kâlkâchenda, «ils s'aperçurent que, lorsque le Nil n'atteignait pas le terme de l'abondance, chacun s'empressait de faire sa provision pour l'année; ce qui troublait incontinent l'ordre public. On en porta plainte au kalif Omar, qui donna ordre à Amrou d'examiner la chose; et voici ce qu'Amrou lui manda: Ayant fait les recherches que vous nous avez prescrites, nous avons trouvé que quand le Nil monte à 14 coudées, il procure une récolte suffisante pour l'année; que s'il atteint 16 coudées, elle est abondante; mais qu'à 12 et à 18 elle est mauvaise. Or, ce fait étant connu du peuple par les proclamations d'usage, il s'ensuit des mesures qui portent du trouble dans le commerce.»

      Omar, pour remédier à cet abus, eût peut-être voulu abolir les proclamations; mais la chose n'étant pas praticable, il imagina, sur l'avis d'Abou-taaleb, un expédient qui vint au même but. Jusqu'alors la colonne de mesure, dite nilomètre32, avait été divisée par coudées de 24 doigts; Omar la fit détruire, et, lui en substituant une autre qu'il établit dans l'île de Rouda, il prescrivit que les 12 coudées inférieures fussent composées de 28 doigts au lieu de 24, pendant que les coudées supérieures resteraient comme auparavant à 24. De là il arriva que désormais, lorsque le Nil marqua 12 coudées sur la colonne, il en avait réellement 14; car ces 12 coudées ayant chacune 4 doigts en excès, il en résultait une surabondance de 48 doigts ou deux coudées. Alors, quand on proclama 14 coudées, terme d'une récolte suffisante, l'inondation était réellement au degré d'abondance: la multitude, partout trompée par les mots, s'en laissa imposer. Mais cette altération n'a pu échapper aux historiens arabes; et ils ajoutèrent que les colonnes du Said ou haute Égypte continuèrent d'être divisées par 24 doigts; que le terme 18 (vieux style) fut toujours nuisible; que 19 était très-rare, et 20 presqu'un prodige33.

      Rien n'est donc moins constant que la progression alléguée, et nous pouvons établir contre elle un premier fait: que dans une période connue de 18 siècles, l'état du Nil n'a pas changé. Comment arrive-t-il donc aujourd'hui qu'il se montre si différent? Comment, depuis l'an 1473, a-t-il passé si subitement de 15 à 22? Ce problème me paraît facile à résoudre. Je n'en chercherai pas l'explication dans les faits physiques, mais dans les accessoires de la chose. Ce n'est point le Nil qui a changé; c'est la colonne, ce sont ses dimensions. Le mystère dont les Turcs l'enveloppent empêche la plupart des voyageurs de s'en assurer; mais Pocoke, qui parvint à la voir en 1739, rapporte que tout était confus et inégal dans l'échelle des coudées. Il observe même qu'elle lui parut neuve, et cette circonstance fait penser que les Turks, à l'imitation d'Omar, se sont permis une nouvelle altération. Enfin, il est un fait qui lève tout doute à cet égard: Niebuhr34, qu'on ne suspectera pas d'avoir imaginé une observation, ayant mesuré en 1762 les vestiges de l'inondation sur un mur de Djizé, a trouvé que, le 1er juin, le Nil avait baissé de vingt-quatre pieds de France. Or vingt-quatre pieds réduits en coudées, à raison de vingt pouces et demi chacune, font précisément quatorze coudées un pouce. Il est vrai qu'il reste encore dix-huit jours de décroissance; mais en les portant à une demi-coudée par une estimation dont Pocoke fournit les termes de comparaison,35 on n'a que quatorze coudées et demie, qui reviennent exactement au calcul ancien.

      Il est un dernier fait allégué par Savary, auquel je ne puis non plus souscrire sans restrictions. «Depuis mon séjour en Égypte,» dit-il, lettre 1re, p. 14, j'ai fait deux fois le tour du Delta, je l'ai même traversé par le canal de Menoufe. Le fleuve coulait à pleines rives dans les grandes branches de Rosette, de Damiette, et dans celles qui traversent l'intérieur du pays; mais il ne débordait pas sur la terre, excepté dans les lieux bas, où l'on saignait les digues pour arroser les campagnes couvertes de riz.»

       De là il conclut «que le Delta est actuellement dans la situation la plus favorable pour l'agriculture, parce qu'en perdant l'inondation, cette île a gagné, chaque année, les trois mois que la Thébaïde reste sous les eaux.» Il faut l'avouer, rien de plus étrange que ce gain. Si le Delta a gagné à n'être plus inondé, pourquoi désira-t-on si fort de tout temps l'inondation?—Les saignées y suppléent.—Mais on a tort de comparer le Delta aux marais de la Seine. L'eau n'est à fleur de terre que vers la mer; partout ailleurs, elle est inférieure au niveau du sol, et le rivage s'élève d'autant plus qu'on remonte davantage. Enfin, si je dois citer mon témoignage, j'atteste que descendant du Kaire à Rosette par le canal de Menoufe, j'ai observé, les 26, 27 et 28 septembre 1783, que, quoique les eaux se retirassent depuis plus de quinze jours, les campagnes étaient encore submergées en partie, et qu'elles portaient aux lieux découverts les traces de l'inondation. Le fait allégué par Savary ne peut donc être attribué qu'à une mauvaise inondation; et l'on ne doit point croire que l'exhaussement ait changé l'état du Delta36, ni que les Égyptiens soient réduits à n'avoir plus d'eau que par des moyens mécaniques, aussi dispendieux que bornés.37

      Il nous reste à résoudre la difficulté des huit coudées de Moeris, et je ne pense pas qu'elle ait des causes d'une autre nature. Il paraît qu'après ce prince, il arriva une révolution dans les mesures, et que d'une coudée l'on en fit deux. Cette conjecture est d'autant plus probable, que du temps de Moeris, l'Égypte ne formait pas un même royaume; il y en avait au moins trois d'Asouan à la mer. Sésostris, qui fut postérieur à Moeris, les réunit par conquête. Mais après ce prince, ils rentrèrent dans leur division, qui dura jusqu'à Psammetik. Cette révolution dans les mesures conviendrait très-bien à Sésostris qui en opéra une générale dans le gouvernement. C'est lui qui établit des lois et une administration nouvelles; qui fit élever des digues et des chaussées pour asseoir les villes et les villages, et creuser une quantité de canaux telle, dit Hérodote,38 que l'Égypte abandonna les chariots dont elle avait jusqu'alors fait usage.

      Au reste, il est bon d'observer que les degrés de l'inondation ne sont pas les mêmes par toute l'Égypte. Ils suivent au contraire une règle de diminution graduelle, à mesure que le fleuve descend. A Asouan, le débordement est d'un sixième plus fort qu'au Kaire; et lorsque dans cette dernière ville on compte vingt-sept pieds, à peine en a-t-on quatre à Rosette et à Damiât. La raison en est qu'outre la masse d'eau qu'absorbent les terrains, le fleuve resserré dans un seul lit et dans une vallée étroite, s'élève davantage: quand au contraire il a passé le Kaire, n'étant plus contenu par les montagnes, et se divisant en mille rameaux, il arrive nécessairement que sa nappe perd en profondeur ce qu'elle gagne en surface.

      On jugera sans doute, d'après ce que j'ai dit, que l'on s'est trop tôt flatté de connaître les termes précis de l'agrandissement et de l'exhaussement du Delta. Mais en rejetant des circonstances illusoires, je ne prétends pas nier le fond même des faits; leur existence est trop bien attestée par le raisonnement et par l'inspection du terrain. Par exemple, l'exhaussement du sol me paraît prouvé par un fait sur lequel on a peu insisté. Quand on va de Rosette au Kaire, dans les eaux basses, comme en mars, on remarque, à mesure que l'on remonte, que le rivage s'élève graduellement au-dessus de l'eau; en sorte que si à Rosette il en excède de deux pieds de niveau, il l'excède de trois et quatre dès Faoué, et de plus de douze au Kaire39: or, en raisonnant sur ce fait, on en peut tirer la preuve d'un exhaussement par dépôt; car la couche du limon étant en proportion avec l'épaisseur des nappes d'eau qui la déposent, elle doit être plus forte ou plus faible, selon que ces nappes sont plus ou moins profondes, et nous ayons vu qu'elles observent une gradation analogue d'Asouan à la mer.

      D'un autre côté, l'accroissement du Delta s'annonce


<p>31</p>

J'en ai mesuré plusieurs avec un pied-de-roi de cuivre, mais j'ai trouvé qu'elles variaient toutes depuis une jusqu'à 3 lignes. Le drââ Stambouli a 28 doigts, ou 24 pouces moins une ligne.

<p>32</p>

En arabe, meqiâs, instrument mesureur, mesuroir.

<p>33</p>

Le docteur Pocoke, qui a fait plusieurs bonnes observations sur le Nil, s'est tout-à-fait perdu dans l'explication du texte de Kâlkâchenda: il a cru, sur un premier passage louche, que le nilomètre du temps d'Omar n'était que de douze coudées; et il a bâti sur cette erreur un édifice de conjectures fausses. Voyage de Pocoke, tom. II, p. 278.

<p>34</p>

Voyage en Arabie, tom. 1, p. 102.

<p>35</p>

Le 17 mai, la colonne avait onze pieds hors de l'eau, le 3 juin elle en avait onze et demi; donc en dix-sept jours il y eut une demi-coudée. Voyage de Pocoke, tom. II.

<p>36</p>

Le lit du fleuve s'est exhaussé lui-même comme le reste du terrain.

<p>37</p>

Dans le bas Delta, on arrose par le moyen des roues, parce que l'eau est à fleur de terre; mais dans le haut Delta, il faut établir des chapelets sur les roues, ou élever l'eau par des potences mobiles. On en voit beaucoup sur la route de Rosette au Kaire, et l'on se convaincra que ce travail pénible a un effet très-borné.

<p>38</p>

Herod., lib. II. Cette anecdote chagrine beaucoup les chronologistes modernes, qui placent Sésostris avant Moïse, au temps duquel les chariots subsistaient encore; mais ce n'est pas la faute d'Hérodote, si l'on n'a pas entendu son système de chronologie, le meilleur de l'antiquité.

<p>39</p>

Il serait curieux de constater en quelle proportion il continue jusqu'à Asouan. Des Coptes que j'ai interrogés à ce sujet, m'ont assuré qu'il était infiniment plus élevé dans tout le Saïd qu'au Kaire.