Cependant les Mamlouks, jaloux de la fortune et las des hauteurs d'Ali-bek, désertèrent en foule vers son rival. Les Arabes de Hammâm, par ressentiment et par espoir de butin, se joignirent à eux. En quarante jours Mohammad se vit assez fort pour descendre du Saïd et venir camper à 4 lieues du Kaire. Ali-bek, troublé de son approche, hésita sur le parti qu'il devait prendre, et prit le plus mauvais. Craignant de se voir trahi s'il marchait en personne, il fit avancer un corps de troupes sous la conduite d'Ismaël-bek, dont il avait lieu de se défier, et lui-même campa avec sa maison aux portes du Kaire. Ismaël, qui avait trempé dans l'affaire de Damas, ne fut pas plus tôt en présence de l'ennemi, qu'il passa de son côté; ses troupes, déconcertées, se replièrent en fuyant vers le Kaire: pendant qu'elles se rejoignaient au corps de réserve, les Arabes et les Mamlouks qui les poursuivaient les attaquèrent si brusquement que la déroute devint générale. Ali-bek perdant courage ne songea plus qu'à sauver ses trésors et sa personne. Il rentra précipitamment dans la ville, et, pillant à la hâte sa propre maison, il prit la fuite vers Gaze, suivi de 800 Mamlouks qui s'attachèrent à sa fortune. Il voulait passer sur-le-champ jusqu'à Acre, chez son allié Dâher; mais les habitants de Nâblous et de Yâfa lui fermèrent la route. Il fallut que Dâher vînt lui-même lever les obstacles. L'Arabe le reçut avec cette simplicité et cette franchise qui de tout temps ont fait le caractère de sa nation, et il l'emmena à Acre. Saïde alors assiégée par les troupes d'Osman et par les Druzes, demandait des secours. Il alla les porter, et Ali l'y accompagna. Leurs troupes réunies formaient environ 7,000 cavaliers. A leur approche les Turks levèrent le siége, et se retirèrent à une lieue au nord de la ville, sur la rivière d'Aoula. Ce fut là que se livra, en juillet 1772, la bataille la plus considérable et la plus méthodique de toute cette guerre. L'armée turke, trois fois plus forte que celle des deux alliés, fut complètement battue. Les sept pachas qui la commandaient prirent la fuite, et Saïde resta à Dâher, et à son gouverneur Degnizlé. De retour à Acre, Ali-bek et Dâher allèrent châtier les habitants de Yâfa, qui s'étaient révoltés pour garder à leur profit un dépôt de munitions et de vêtements qu'une flottille d'Ali y avait laissé avant qu'il fût chassé du Kaire. La ville, occupée par un chaik de Nâblous, ferma ses portes, et il fallut l'assiéger. Cette expédition commença en juillet, et dura 8 mois, quoique Yâfa n'eût pour enceinte qu'un vrai mur de jardin sans fossé; mais en Syrie et en Égypte on est encore plus novice dans la guerre de siége que dans celle de campagne: enfin les assiégés capitulèrent en février 1773. Ali, désormais libre, ne songea plus qu'à repasser au Kaire. Dâher lui offrait des secours; les Russes, avec qui Ali avait contracté une alliance en traitant l'affaire du corsaire, promettaient de le seconder: seulement il fallait du temps pour rassembler ces moyens épars, et Ali s'impatientait. Les promesses de Rezq, son oracle et son kiâya, irritaient encore sa pétulance. Ce Copte ne cessait de lui dire que l'heure de son retour était venue; que les astres en présentaient les signes les plus favorables; que la perte de Mohammad était présagée de la manière la plus certaine. Ali, qui, comme tous les Turks, croyait fermement à l'astrologie, et qui se fiait d'autant plus à Rezq, que souvent ses prédictions avaient réussi, ne pouvait plus supporter de délais. Les nouvelles du Kaire achevèrent de lui faire perdre patience. Dans les premiers jours d'avril on lui remit des lettres signées de ses amis, par lesquelles ils lui marquaient qu'on était las de son ingrat esclave, et qu'on n'attendait que sa présence pour le chasser. Sur-le-champ il arrêta son départ, et sans donner aux Russes le temps d'arriver, il partit avec ses Mamlouks et 1,500 Safadiens commandés par Osman, fils de Dâher; mais il ignorait que les lettres du Kaire étaient une ruse de Mohammad; que ce bek les avait exigées par violence pour le tromper et l'attirer dans un piége qu'il lui tendait. En effet, Ali, s'étant engagé dans le désert qui sépare Gaze de l'Égypte, rencontra près de Salêhie un corps de 1,000 Mamlouks d'élite qui l'attendaient. Ce corps était conduit par le jeune bek Mourâd, qui, épris de la femme d'Ali-bek, l'avait obtenue de Mohammad au cas qu'il livrât la tête de cet illustre infortuné. A peine Mourâd eut-il aperçu la poussière qui annonçait au loin les ennemis, que fondant sur eux avec sa troupe, il les mit en désordre; pour comble de bonheur il rencontra Ali-bek dans la mêlée, l'attaqua, le blessa au front d'un coup de sabre, le prit et le conduisit à Mohammad. Celui-ci, campé deux lieues en arrière, reçut son ancien maître avec ce respect exagéré si familier aux Turks et cette sensibilité que sait feindre la perfidie. Il lui donna une tente magnifique, recommanda qu'on en prît le plus grand soin, se dit mille fois son esclave, baisant la poussière de ses pieds; mais le troisième jour ce spectacle se termina par la mort d'Ali-bek, due, selon les uns, aux suites de sa blessure, selon les autres, au poison: les deux cas sont si également probables, qu'on n'en peut rien décider.
Ainsi se termina la carrière de cet homme, qui, pendant quelque temps, avait fixé l'attention de l'Europe, et donné à bien des politiques l'espérance d'une grande révolution. On ne peut nier qu'il n'ait été un homme extraordinaire; mais l'on s'en fait une idée exagérée, quand on le met dans la classe des grands hommes: ce que racontent de lui des témoins dignes de foi, prouve que s'il eut le germe des grandes qualités, le défaut de culture les empêcha de prendre ce développement qui en fait de grandes vertus. Passons sur sa crédulité en astrologie, qui détermina plus souvent ses actions que des motifs réfléchis. Passons aussi sur ses trahisons, ses parjures, l'assassinat même de ses bienfaiteurs85, par lesquels il acquit ou maintint sa puissance. Sans doute, la morale d'une société anarchique est moins sévère que celle d'une société paisible; mais en jugeant les ambitieux par leurs propres principes, on trouvera qu'Ali-bek a mal connu ou mal suivi son plan d'agrandissement, et qu'il a lui-même préparé sa perte. On a droit surtout de lui reprocher trois fautes: 1º Cette imprudente passion de conquêtes, qui épuisa sans fruit ses revenus et ses forces, et lui fit négliger l'administration intérieure de son propre pays. 2º Le repos précoce auquel il se livra, ne faisant plus rien que par ses lieutenants; ce qui diminua parmi les Mamlouks le respect qu'on avait pour lui, et enhardit les esprits à la révolte. 3º Enfin, les richesses excessives qu'il entassa sur la tête de son favori, et qui lui procurèrent le crédit dont il abusa. En supposant Mohammad vertueux, Ali ne devait-il pas craindre la séduction des adulateurs, qui en tout pays se rassemblent autour de l'opulence? Cependant il faut admirer dans Ali-bek une qualité qui le distingue de la foule des tyrans qui ont gouverné l'Égypte: si les vices d'une mauvaise éducation l'empêchèrent de connaître la vraie gloire, il est du moins constant qu'il en eut le désir; et ce désir ne fut jamais celui des âmes vulgaires. Il ne lui manqua que d'être approché par des hommes qui en connussent les routes; et parmi ceux qui commandent, il en est peu dont on puisse faire cet éloge.
Je ne puis passer sous silence une observation que j'ai entendu faire au Kaire. Ceux des négocians européens qui ont vu le règne d'Ali-bek et sa ruine, après avoir vanté la bonté de son administration, son zèle pour la justice et sa bienveillance pour les Francs, ajoutent avec surprise que le peuple ne le regretta point; ils en prennent occasion de répéter ces reproches d'inconstance et d'ingratitude qu'on a coutume de faire au peuple; mais en examinant tous les accessoires, ce fait ne m'a pas paru si bizarre