Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1. Constantin-François Volney. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Constantin-François Volney
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Книги о Путешествиях
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approuve: et cette manière de juger ne peut être ni aveugle ni injuste. En vain lui diront-ils que l'honneur de l'empire, la gloire de la nation, l'encouragement du commerce et des beaux-arts exigent telle ou telle opération. Le besoin de vivre doit passer avant tout; et quand la multitude manque de pain, elle a du moins le droit de refuser sa reconnaissance et son admiration. Qu'importait au peuple d'Égypte qu'Ali-bek conquît le Saïd, la Mekke et la Syrie, si ses conquêtes ne rendaient pas son sort meilleur? Et il en devint pire; car ces guerres aggravèrent les contributions par leurs frais. La seule expédition de la Mekke coûta vingt-six millions de France. Les sorties de blé qu'occasionnèrent les armées, jointes au monopole de quelques négociants en faveur, causèrent une famine qui désola le pays pendant tout le cours de 1770 et 1771. Or, quand les habitans du Kaire et les paysans des villages mouraient de faim, avaient-ils tort de murmurer contre Ali-bek? avaient-ils tort de condamner le commerce de l'Inde, si tous ses avantages devaient se concentrer en quelques mains? Quand Ali dépensait 225,000 livres pour l'inutile poignée d'un kandjar86, si les joailliers vantaient sa magnificence, le peuple n'avait-il pas le droit de détester son luxe? Cette libéralité, que ses courtisans appelaient vertu, le peuple, aux dépens de qui elle s'exerçait, n'avait-il pas raison de l'appeler vice? Était-ce un mérite à cet homme de prodiguer un or qui ne lui coûtait rien? Était-ce une justice de satisfaire, aux dépens du public, ses affections ou ses obligations particulières, comme il fit avec son panetier87? On ne peut le nier, la plupart des actions d'Ali-bek offrent bien moins les principes généraux de la justice et de l'humanité, que les motifs d'une ambition et d'une vanité personnelles. L'Égypte n'était à ses yeux qu'un domaine, et le peuple un troupeau dont il pouvait disposer à son gré. Doit-on s'étonner après cela, si les hommes qu'il traita en maître impérieux, l'ont jugé en mercenaires mécontents?

      CHAPITRE IV.

      Précis des événements arrivés depuis la mort d'Ali-bek jusqu'en 1785

      DEPUIS la mort d'Ali-bek, le sort des Égyptiens ne s'est pas amélioré: ses successeurs n'ont pas même imité ce qu'il y avait de louable dans sa conduite. Mohammad-bek, qui prit sa place au mois d'avril 1773, n'a montré, pendant deux ans de règne, que les fureurs d'un brigand et les noirceurs d'un traître. D'abord, pour colorer son ingratitude envers son patron, il avait feint de n'être que le vengeur des droits du sultan, et le ministre de ses volontés; en conséquence, il avait envoyé à Constantinople le tribut interrompu depuis six ans, et le serment d'une obéissance sans bornes. Il renouvela sa soumission à la mort d'Ali-bek; et, sous prétexte de prouver son zèle pour le sultan, il demanda la permission de faire la guerre à l'Arabe Dâher. La Porte, qui eût elle-même sollicité cette démarche comme une faveur, se trouva trop heureuse de l'accorder comme une grace: elle y ajouta le titre de pacha du Kaire, et Mohammad ne songea plus qu'à cette expédition. On pourra demander quel intérêt politique avait un gouverneur d'Égypte à détruire l'Arabe Dâher, rebelle en Syrie. Mais ici la politique n'était pas plus consultée qu'en d'autres occasions. Les mobiles étaient des passions particulières, et entre autres un ressentiment personnel à Mohammad-bek. Il ne pouvait oublier une lettre sanglante que Dâher lui avait écrite lors de la révolution de Damas, ni toutes les démarches hostiles que le chaik avait faites contre lui en faveur d'Ali-bek. D'ailleurs la cupidité se joignait à la haine. Le ministre de Dâher, Ybrahim-Sabbâr88, passait pour avoir entassé des trésors extraordinaires, et l'Égyptien voyait, en perdant Dâher, le double avantage de s'enrichir et de se venger. Il ne balança donc pas à entreprendre cette guerre, et il en fit les préparatifs avec toute l'activité que donne la haine. Il se munit d'un train d'artillerie extraordinaire; il fit venir des canonniers étrangers, et il en confia le commandement à l'Anglais Robinson; il fit transporter de Suez un canon de 16 pieds de longueur, qui restait depuis long-temps inutile. Enfin, au mois de février 1776, il parut en Palestine avec une armée égale à celle qu'il avait menée contre Damas. A son approche, les gens de Dâher qui occupaient Gaze, ne pouvant espérer de s'y soutenir, se retirèrent; il s'en empara, et sans s'arrêter il marcha contre Yâfâ. Cette ville, qui avait une garnison, et dont les habitants avaient tous l'habitude de la guerre, se montra moins docile que Gaze, et il fallut l'assiéger. L'histoire de ce siége serait un monument curieux de l'ignorance de ces contrées dans l'art militaire; quelques faits principaux en donneront une idée suffisante.

       Yâfâ, l'ancienne Ioppé, est située sur un rivage dont le niveau général est peu élevé au-dessus de la mer. Le seul emplacement de la ville se trouve être une colline en pain de sucre, d'environ 130 pieds perpendiculaires. Les maisons, distribuées sur la pente, offrent le coup d'œil pittoresque des gradins d'un amphithéâtre; sur la pointe est une petite citadelle qui domine le tout; le bas de la colline est enceint d'un mur sans rempart, de 12 à 14 pieds de haut, sur 2 ou 3 d'épaisseur. Les créneaux qui règnent sur son faîte sont les seuls signes qui le distinguent d'un mur de jardin. Ce mur, qui n'a point de fossé, est entouré de jardins, où les limons, les oranges et les poncires acquièrent dans un sol léger une grosseur prodigieuse: voilà la ville qu'attaquait Mohammad. Elle avait pour défenseurs 5 à 600 Safadiens et autant d'habitants, qui, à la vue de l'ennemi, prirent leur sabre et leur fusil à pierre et à mèche. Ils avaient quelques canons de bronze de 24 livres de balles, sans affûts; il les élevèrent tant bien que mal sur quelques charpentes faites à la hâte: et comptant le courage et la haine pour la force, ils répondirent aux sommations de l'ennemi par des menaces et des coups de fusil.

      Mohammad, voyant qu'il fallait les emporter de vive force, vint asseoir son camp devant la ville; mais le Mamlouk savait si peu les règles de l'art, qu'il se plaça à demi-portée du canon; les boulets qui tombèrent sur ses tentes l'avertirent de sa faute: il recula: nouvelle expérience, nouvelle leçon; enfin il trouva la mesure, et se fixa: on planta sa tente, où le luxe le plus effréné fut déployé de toutes parts: on dressa tout autour et sans ordre, celles des Mamlouks; les Barbaresques firent des huttes avec les troncs et les branches des orangers et des limoniers; et la suite de l'armée s'arrangea comme elle put: on distribua, tant bien que mal, quelques gardes, et, sans faire de retranchements, on se réputa campé. Il fallait dresser des batteries; on choisit un terrain un peu élevé vers le sud-est de la ville, et là, derrière quelques murs de jardin, on pointa 8 pièces de gros canons à 200 pas de la ville, et l'on commença de tirer, malgré les fusiliers de l'ennemi, qui, du haut des terrasses, tuèrent plusieurs canonniers. Tout cet ordre paraîtra si étrange en Europe, que l'on sera tenté d'en douter; mais ces faits n'ont pas 11 ans: j'ai vu les lieux, j'ai entendu nombre de témoins oculaires, et je regarde comme un devoir de n'altérer ni en bien ni en mal des faits sur lesquels l'esprit d'une nation doit être jugé.

      On sent qu'un mur de 3 pieds d'épaisseur et sans rempart fut bientôt ouvert d'une large brèche; il fallut, non pas y monter, mais la franchir. Les Mamlouks voulaient qu'on le fît à cheval; mais on leur fit comprendre que cela était impossible; et, pour la première fois, ils consentirent à marcher à pied. Ce dut être un spectacle curieux de les voir avec leurs immenses culottes de sailles de Venise, embarrassés de leurs beniches retroussés, le sabre courbe à la main et le pistolet au côté, avancer en trébuchant parmi les décombres d'une muraille. Ils crurent avoir tout surmonté, quand ils eurent franchi cet obstacle; mais les assiégés, qui jugeaient mieux, attendirent qu'ils eussent débouché sur le terrain vide qui est entre la ville et le mur; là ils les assaillirent, du haut des terrasses et des fenêtres des maisons, d'une telle grêle de balles, que les Mamlouks n'eurent pas même l'envie de mettre le feu; ils se retirèrent, persuadés que cet endroit était un coupe-gorge impénétrable, puisqu'on n'y pouvait entrer à cheval. Mourâd-bek les ramena plusieurs fois, toujours inutilement. Mohammad-bek séchait de désespoir, de rage et de soucis: 46 jours se passèrent ainsi. Cependant les assiégés, dont le nombre diminuait par les attaques réitérées, et qui ne voyaient pas qu'on leur préparât des secours du côté d'Acre, s'ennuyaient de soutenir seuls la cause de Dâher. Les musulmans surtout se plaignaient que les chrétiens, occupés à prier, se tenaient plus dans les églises qu'au champ de bataille. Quelques personnes ouvrirent des pourparlers:


<p>86</p>

Poignard qu'on porte à la ceinture.

<p>87</p>

Ali-bek, partant pour un exil (car il fut exilé jusqu'à trois fois), était campé près du Kaire, ayant un délai de 24 heures pour payer ses dettes: un nommé Hasan, janissaire, à qui il devait 500 sequins (3,750 liv.), vint le trouver. Ali, croyant qu'il demandait son argent, commença de s'excuser; mais Hasan, tirant 500 autres sequins, lui dit: Tu es dans le malheur, prends encore ceux-ci. Ali, confondu de cette générosité, jura, par la tête du prophète, que s'il revenait, il ferait à cet homme une fortune sans exemple. En effet, à son retour, il le créa son fournisseur général des vivres; et quoiqu'on l'avertît des concussions scandaleuses de Hasan, jamais il ne les réprima.

<p>88</p>

Sabbâr en grasseyant l'r, ce qui signifie teinturier; avec l'r ordinaire ce mot signifierait sondeur.