Ces efforts, ainsi que nous l'avons dit, ne furent ni entièrement inutiles ni complétement victorieux; et madame de Sévigné, après avoir révélé342 les confidences les plus intimes de son fils à celle à qui elle ne cachait rien, termine ainsi cette curieuse partie de sa correspondance avec madame de Grignan:
«Je crois que le chapitre de votre frère vous a fort divertie. Il est présentement en quelque repos: il voit pourtant Ninon tous les jours, mais c'est en ami. Il entra l'autre jour avec elle dans un lieu où il y avait cinq ou six hommes: ils firent tous une mine qui la persuada qu'ils le croyaient possesseur. Elle connut leurs pensées, et leur dit: «Messieurs, vous vous damnez si vous croyez qu'il y ait du mal entre nous; je vous assure que nous sommes comme frère et sœur.» Il est vrai qu'il est comme fricassé; je l'emmène en Bretagne, où j'espère que je lui ferai retrouver la santé de son corps et de son âme. Nous ménageons, la Mousse et moi, de lui faire faire une bonne confession343.»
Effectivement, Sévigné se trouva heureux du séjour des Rochers. Là, sous l'influence d'une mère aussi gaie, aussi aimable, aussi spirituelle que Ninon, et de dix ans plus jeune qu'elle, il goûta des joies tranquilles, et passa dans une sérénité parfaite des jours exempts d'inquiétude et de remords. Sa santé, que son double amour avait altérée, se rétablit. Mais, né avec un caractère faible, il est probable qu'après son retour à Paris il eût cédé à de nouvelles séductions, ou que, à l'exemple de plusieurs de ses compagnons d'armes, il se fût laissé entraîner dans de vulgaires débauches344 si la guerre que Louis XIV préparait ne l'eût forcé de se rendre à l'armée345.
CHAPITRE V.
1672
Des causes qui ont amené Louis XIV à faire la guerre aux Hollandais.—Commencements de cette guerre, qui produit une coalition et se termine par la paix de Nimègue.—Des diverses sociétés que fréquentait alors madame de Sévigné.—Personnages de la cour, de la robe.—Beaux esprits.—Lettres de madame de Sévigné pendant les six premiers mois de cette année, pour les nouvelles de guerre.—Des matériaux historiques.—Le désir d'aller voir sa fille la tourmente, parce qu'elle est retenue par la prolongation imprévue de la maladie de sa tante la Trousse.—Elle s'attriste d'être obligée de rester à Paris, lorsqu'elle avait résolu de partir.—Ce qu'elle répond à sa fille, qui lui avait demandé si elle aimait la vie.—Le comte de Grignan reconnaît tout ce qu'il lui doit pour le succès de ses démarches à la cour.—Elle faisait encore de la musique.—Elle se partage entre la société du Faubourg et celle de l'Arsenal.—Quelles étaient les personnes qui composaient cette dernière société.—L'Arsenal était sous la surintendance de Louvois.—Faveur de ce dernier.—Il est fait ministre et admis au conseil.—Louis XIV règle les préséances dans le commandement de l'armée.—Il donne à Turenne la suprématie sur quatre maréchaux.—Résistance de ceux-ci.—Plusieurs sont exilés.—Ils se soumettent, et sont rappelés.—Résumé de cette campagne par Louis XIV.—Passage du Rhin.—Épître de Boileau.—Résultats glorieux.—Inconvénients de cette guerre.—On aliène des domaines de l'État, on mécontente les protestants, on ruine et on décime la noblesse.—Rareté de l'argent.—Équipages à faire.—On partait comme volontaire.—Sévigné part en qualité de guidon des gendarmes du Dauphin.—Paris désert.—Douleur de toutes les dames lorsqu'elles apprennent la mort du comte de Saint-Paul.—Louis XIV nomme un conseil de régence, et fait la reine régente.—Madame de la Vallière reste à Saint-Germain en Laye.—Madame de Montespan se retire au lieu nommé le Genitoy, où Louis XIV va la voir.—Il voit aussi ses enfants.—Madame Scarron était à ce rendez-vous.—Conduite qu'elle se trace.—Quelle est la cause principale de l'influence qu'elle commence à acquérir.—Effets fâcheux du scandale donné par le roi.—Pour excuser ses faiblesses, il les protége dans les autres.—Il soustrait la duchesse de Mazarin à la puissance maritale.—Dangers auxquels étaient exposées les femmes jeunes et jolies à la cour de Louis XIV.—Nécessité de faire connaître les aventures de la marquise de Courcelles.
On était loin sans doute de ce fanatisme cruel qu'avaient développé chez tous les peuples de l'Europe les progrès de la réforme. La belliqueuse Allemagne ne se divisait plus pour assurer, sur les champs de bataille, le triomphe d'une opinion religieuse. L'Angleterre, quoique mécontente de son roi, ne se rappelait pourtant qu'avec effroi les maux causés par le puritanisme et la tyrannie de Cromwell. La France abhorrait les souvenirs de la Ligue; et les déchirements de la Fronde n'avaient servi qu'à lui faire mieux goûter la tranquillité dont on jouissait. Mais le désir de l'indépendance avait été à la fois la cause et l'effet du protestantisme; il avait germé dans tous les cœurs, il était devenu un besoin pour cette classe toujours croissante de la population, qui s'élevait par le commerce et l'industrie. Lorsque cette inquiète agitation des esprits eut cessé de se diriger vers les questions religieuses, elle envahit les théories politiques: on vit naître alors cette sourde haine contre l'autorité, ce penchant au républicanisme, dont les souverains de l'Europe ressentirent d'autant plus promptement les effets qu'il avait trouvé un organe puissant par tout l'univers dans la Hollande.
Ces provinces néerlandaises, que les rois de l'Europe aidèrent à s'affranchir de la dépendance de l'Espagne, avaient, lors du traité d'Aix-la-Chapelle, protégé l'Espagne contre l'ambition de Louis XIV. En moins d'un siècle, cette réunion de petites républiques était devenue la première puissance maritime du monde: orgueilleuse de ses colonies, de ses richesses et de son influence en Europe, elle donnait refuge à tous ceux que blessait l'autorité despotique des monarques; elle réimprimait les libelles publiés contre eux, et surtout ceux contre le roi de France, contre sa politique et son gouvernement; elle faisait frapper des médailles où se manifestait l'arrogance républicaine; et, usant du droit d'un État libre, elle faisait des lois de douanes utiles à son commerce, mais nuisibles au commerce de la France. Louis XIV, qu'elle blessait par tant de côtés, sut la priver de tous ses alliés346 en leur persuadant qu'en déclarant la guerre à la Hollande il n'avait pour but que de mortifier l'orgueil de marchands assez audacieux pour s'ériger en arbitres des potentats. La Hollande fut envahie par une armée de 176,000 hommes, conduite et dirigée par Turenne et Condé347, le roi présent avec l'élite de la noblesse de France348. Il n'en fallait pas tant pour accabler la malheureuse république, aussi habile à combattre sur mer qu'elle était incapable de se défendre sur terre, autrement que par son or. Cependant le patriotisme et le courage du désespoir l'empêchèrent de succomber sous les premiers et terribles coups qui lui furent portés. Fille de l'Océan, sur lequel elle avait conquis son territoire, elle appela l'Océan à son secours, et lui livra ses vertes campagnes. Les flots qui les couvrirent protégèrent contre l'ennemi vainqueur les remparts qui renfermaient les principales richesses et les derniers défenseurs de la république. Tous les souverains s'émurent à la nouvelle de cette terrible et menaçante invasion; ils armèrent: Louis XIV, qui eut à combattre seul contre tous, fut obligé de diviser sa redoutable armée pour faire face à tous ses ennemis, et la Hollande fut sauvée. Alors on ouvrit à Cologne des conférences, qui, prolongées depuis à Nimègue, se terminèrent, après cinq ans, par une paix générale349. La guerre n'en continua pas moins pendant le cours de ces négociations. La correspondance de madame de Sévigné jette quelquefois une vive lumière sur les événements de cette glorieuse période de notre histoire nationale.
Les