Le baron de Sévigné (tel fut le titre que prit le fils de la marquise de Sévigné en entrant dans le monde et qu'il conserva tant qu'elle vécut) était alors âgé de vingt ans. Avant de prendre part à cette expédition, il consulta d'abord Turenne, qui, avec toute la chaleur d'un nouveau converti, l'exhorta à partir pour cette espèce de croisade. En effet, tous les historiens nous montrent Turenne depuis la mort de sa femme, qui était comme lui de la religion prétendue réformée, vacillant dans la croyance de ses ancêtres par la lecture de quelques-uns des écrits substantiels qu'avaient publiés les solitaires de Port-Royal sur les vraies doctrines de la religion, et aussi par les entretiens de plusieurs de ses doctes amis, Choiseul, évêque de Tournay, Vialart, évêque de Châlons254, et par les arguments de son jeune neveu le duc d'Albret. Enfin, il fut tout à fait convaincu par l'excellent traité que Bossuet composa exprès pour lui sur les points les plus controversés entre les deux communions. Les protestants attribuèrent cette conversion au désir qu'ils supposaient à Turenne de contrebalancer la confiance que Louis XIV semblait vouloir accorder à Condé pour les choses de la guerre. Ce qui pouvait donner lieu à cette croyance, c'est qu'on fit valoir auprès du pape le crédit dont jouissait Turenne à la cour de France et l'influence qu'il pouvait avoir sur les déterminations du roi pour envoyer des troupes au secours des Vénitiens. Ce motif engagea le souverain pontife à confirmer le choix que Louis XIV avait fait du duc d'Albret, neveu de Turenne, pour être promu à la dignité de cardinal. Ce jeune abbé n'avait encore reçu aucune dignité ecclésiastique; il sortait à peine d'être reçu docteur255. Trop de causes engageaient donc Turenne à déterminer ceux qui voulaient faire leur apprentissage de la guerre à secourir Candie pour qu'il en détournât le jeune Sévigné, malgré l'ancienne amitié qu'il avait pour sa mère. Le cardinal de Retz, qui désirait que ce jeune homme, son parent, se distinguât dans la carrière militaire, la seule qui convînt à son rang et à sa naissance, approuva la courageuse résolution qu'il avait prise. Quant à la Rochefoucauld, il lui suffisait que le comte de Saint-Paul se fût engagé à partir pour souhaiter vivement qu'il eût un grand nombre de compagnons d'armes. Aussi, bien loin de combattre les projets du baron de Sévigné, il l'exhorta à les mettre à exécution. Si la Rochefoucauld avait réfléchi à ce qui s'était passé à cette occasion entre Retz, Turenne et le baron de Sévigné, il aurait peut-être à son recueil de Maximes chagrines ajouté celle-ci: Dans les conseils que nous donnons à nos amis, nous commençons par considérer l'avantage qui peut en résulter pour nous-mêmes.—Le motif de la tendresse que le duc de la Rochefoucauld avait pour l'unique héritier du nom de Longueville n'était ignoré de personne. C'était cet enfant dont la duchesse de Longueville avait accouché à l'hôtel de ville de Paris durant les troubles de la Fronde et lors de son intime liaison avec le duc de la Rochefoucauld. Celui-ci engagea le jeune baron de Sévigné à s'enrôler dans l'escadron, composé d'environ cent cinquante gentilshommes, que devait commander le comte de Saint-Paul.
L'expédition, partie de Toulon le 25 septembre 1668, sur trois navires fournis par le roi, arriva à Candie au commencement de novembre, et ne fut pas heureuse. La troupe de la Feuillade, composée de jeunes gens pleins d'ardeur, mais indisciplinés et sans aucune expérience du métier de la guerre, fit des prodiges de valeur contre les Turcs; mais par ses imprudences elle compromit la défense de la place plutôt qu'elle ne lui fut utile. Mal secondée par la garnison vénitienne et en désaccord avec ceux qui la commandaient, elle se rembarqua, et arriva à Toulon le 6 mars 1669, après six mois d'absence. Elle avait perdu plus de la moitié de ceux qui la composaient. La peste, dont elle remporta le germe, moissonna la plus grande partie de ceux qui restaient. La Feuillade avait reçu trois blessures; l'escadron commandé par le comte de Saint-Paul fut celui qui donna le plus de preuves de bravoure éclatante, mais ce fut aussi celui qui se montra le plus indiscipliné et qui perdit le plus de monde. Le jeune baron de Sévigné, qui en faisait partie, eut le bonheur d'échapper à tous ces périls, et revint rejoindre sa mère256.
CHAPITRE VIII.
1668-1669
Madame de Sévigné annonce à Bussy le départ de son fils.—Sévigné n'était parti qu'avec la permission de sa mère.—Sentiments de Sévigné pour sa mère et sa sœur.—Son désintéressement.—Il laisse en partant une procuration pour consentir au mariage de sa sœur et pour signer le contrat.—Dot que madame de Sévigné donne à sa fille en la mariant au comte de Grignan.—Signature du contrat.—Liste de tous les personnages dénommés au contrat.—Détails sur le comte de Grignan et sur sa famille.—Des motifs qui faisaient désirer à madame de Sévigné de l'avoir pour gendre.—De son impatience des délais apportés à la conclusion de ce mariage.—Elle écrit à Bussy pour le lui annoncer et demander son consentement.—Bussy le lui donne par lettre.—Elle lui envoie une procuration à signer pour consentir, par-devant les notaires, au contrat.—Il ne la signe pas.—Son nom ne paraît point au contrat.—Par quelle raison.—Obstacles au mariage causés par les hésitations de mademoiselle de Sévigné et par les conseils du cardinal de Retz.—Madame de Sévigné lui écrit qu'elle ne peut avoir aucun renseignement précis sur l'état de la fortune de M. de Grignan et qu'elle s'en rapporte à cet égard à la Providence.—Réflexions du cardinal à ce sujet.—Date de la célébration du mariage, donnée par madame de Sévigné.—Son imprévoyance.—Réflexions à ce sujet.
En écrivant à Bussy la nouvelle du départ du baron de Sévigné, dans sa lettre en date du 28 août 1668, madame de Sévigné disait: «Je crois que vous ne savez pas que mon fils est allé en Candie avec M. de Roannès et le comte de Saint-Paul. Cette fantaisie lui est entrée fortement dans la tête; il l'a dit à M. de Turenne, au cardinal de Retz, à M. de la Rochefoucauld: voyez quels personnages! Tous ces messieurs l'ont tellement approuvé que la chose a été résolue et répandue avant que j'en susse rien. Enfin il est parti: j'en ai pleuré amèrement; j'en suis sensiblement affligée. Je n'aurai pas un moment de repos pendant tout ce voyage; j'en vois tous les périls, j'en suis morte; mais, enfin, je n'en ai pas été maîtresse, et, dans ces occasions-là, les mères n'ont pas beaucoup de voix au chapitre257.»
Non sans doute, quand on a de pareilles inspirations et la ferme volonté de les suivre, on ne consulte point sa mère. Mais, pourtant, Sévigné ne partit pas sans avoir obtenu le consentement de la sienne. La correspondance de celle-ci nous prouve que, malgré ses défauts et les travers de sa jeunesse, Sévigné se montra toujours plein de tendresse et de déférence pour sa mère; il savait apprécier ses aimables qualités, et se trouvait heureux de lui prouver son affection par ses complaisances et ses attentions. Bien souvent il préféra à tous les plaisirs de la cour et du monde les longues journées de lectures et de promenades