Bayle écrivait ces lignes deux ans après la mort de madame de Sévigné; et Hervey de Montaigu, lorsqu'il fit paraître son élégant poëme latin sur le style épistolaire, n'hésite pas d'avouer que les femmes ont sur les hommes la supériorité dans ce genre d'écrits. Pour le prouver, il cite en exemple madame de Sévigné, et par conséquent les lettres qu'elle avait écrites à Bussy, les seules qui eussent été publiées, les seules que Hervé de Montaigu aussi bien que Bayle ont pu connaître. Voici comment s'exprime le moderne poëte latin:
«Les femmes se jouent avec plus de facilité que les hommes du style épistolaire; elles ont moins d'art, mais plus de naturel. Les mêmes doigts qui savent ourdir avec dextérité un fil délicat manient aussi la plume avec une égale habileté. Je t'en prends à témoin, aimable Sévigné; et je chanterais tes louanges si je pouvais t'emprunter ton style enchanteur, dont l'éclat est si pur, la grâce si parfaite, qui recèle tant d'esprit et de finesse sous une apparente simplicité. Tes lettres coulent sous ta plume avec tant de rapidité que tu sembles plutôt les transcrire que les composer231.»
On ne peut douter que madame de Sévigné ne trouvât dans cette facilité même un attrait pour nouer des correspondances avec des personnes dont l'esprit lui plaisait. Diverses lettres d'elle qu'on a retrouvées le démontrent, entre autres les quatre lettres à son cousin de Coulanges, écrites vers le temps dont nous nous sommes occupé et qui furent publiées les premières après celles de Bussy232.
Quoiqu'il ne nous reste aucune lettre de madame de Sévigné au cardinal de Retz, nous apprenons, par plusieurs de celles qu'elle écrivit à sa fille, que sa correspondance avec cet homme éminent était au moins aussi fréquente que celle qu'elle entretenait avec Bussy; et cela est confirmé par les lettres de Bussy à ce dernier. Si Retz se tenait dans sa retraite de Commercy, c'est qu'il avait formé l'honorable résolution de vivre économiquement, pour payer ses dettes; et s'il ne jugeait pas à propos de paraître à la cour, ce n'est pas qu'il en fût exclu. Retz avait plusieurs fois écrit au roi pour le féliciter sur le rétablissement de sa santé et sur les victoires qu'il avait remportées; et Retz avait reçu du roi des réponses aimables et gracieuses. L'intérêt de l'État et le soleil de la gloire avaient dissipé tous les nuages qu'auraient pu soulever de fâcheuses réminiscences sur cet ancien chef de la Fronde. Les services qu'il avait rendus dans le conclave et la part qu'il avait eue dans l'élection de Clément IX avaient achevé de faire connaître tout ce qu'on pouvait espérer de son habileté, de son zèle et de la confiance qu'on avait en lui233. Aussi, dès qu'on eut reçu la nouvelle que Clément IX, après avoir occupé pendant dix-huit mois seulement le trône de saint Pierre, avait terminé ses jours, Louis XIV se hâta d'envoyer un courrier à Commercy pour réclamer le secours du cardinal de Retz, qui partit de nouveau pour Rome et exerça pour l'élection de Clément X la même influence que pour la nomination de Clément IX234.
Dans l'année qui précéda ce prompt départ de Retz pour Rome, madame de Sévigné lui avait écrit pour lui recommander Corbinelli, qui, alors exilé avec Vardes dans le midi de la France, écrivait fréquemment à Bussy de longues lettres, entremêlées de nombreuses citations d'Horace et d'autres auteurs anciens235. Madame de Sévigné, qui savait que Retz jouissait de nouveau d'un assez grand crédit, l'avait aussi prié de ne point prendre parti contre le maréchal d'Albret dans un procès que celui-ci avait avec la trop fameuse duchesse de Châtillon, qui s'était remariée, en 1664, à Christian-Louis, duc de Mecklembourg. Il était naturel que madame de Sévigné prît plus d'intérêt au maréchal d'Albret qu'à la duchesse de Mecklembourg, à cause de l'amitié qu'elle avait pour lui et aussi parce qu'il avait épousé une sœur de M. de Guénégaud236. Retz répondit à madame de Sévigné qu'il avait été trompé par un faussaire dans l'affaire de Corbinelli, et que c'était ce faussaire qui avait profité de la recommandation faite pour le protégé de madame de Sévigné. Retz, qui a montré tant de capacité et de finesse dans les négociations comme chef de parti ou dans les commissions qui lui furent données par le roi, a cependant prouvé que, dans les grandes comme dans les petites affaires, il était facile à tromper: il fut presque toujours dupe des femmes qu'il croyait séduire, et la victime des trames qu'il avait ourdies au profit de son ambition personnelle. Comme il était ami chaud et sincère, il se montra désolé de ce qui lui était arrivé dans cette circonstance. «Vous ne pouvez vous imaginer, écrit-il à madame de Sévigné, le chagrin que cela m'a donné. J'y remédierai par le premier ordinaire avec toute la force qui me sera possible.» Sa lettre commençait ainsi: «Si les intérêts de madame de Mecklembourg et de M. le maréchal d'Albret vous sont indifférents, madame, je solliciterai pour le cavalier, parce que je l'aime quatre fois plus que la dame; si vous voulez que je sollicite pour la dame, je le ferai de très-bon cœur, parce que je vous aime quatre millions de fois plus que le cavalier; si vous m'ordonnez la neutralité, je la garderai; enfin parlez, et vous serez ponctuellement obéie237.»
Le cardinal de Retz avait vendu, en 1665, sa seigneurie de Commercy à la princesse de Lislebonne cinq cents cinquante mille livres, mais en s'en réservant l'usufruit. La duchesse de Lorraine avait ajouté à cette réserve l'usufruit de la souveraineté du Château-Bas, ce qui rendait le cardinal maître de tout le Commercy quant aux droits honorifiques238. Il ne faut pas croire qu'en s'éloignant du monde et de la cour pour payer ses dettes il s'imposât à Commercy de grandes privations; il y vivait, au contraire, en prince de l'Église, et aimait à y exercer le pouvoir de petit souverain. En sa qualité de damoiseau de Commercy, il publiait des décrets, ordonnait des prières publiques, fondait des corporations pieuses et charitables, leur donnait des constitutions et des règlements. Il avait sa justice, son président des grands jours, son lieutenant de cavalerie, ses deux gentilshommes, ses comédiens, sa musique, un chanteur et une chanteuse pour sa chapelle, un brillant équipage. Enfin, le personnel de sa maison, ou, comme on disait, le nombre de ses domestiques, se montait à soixante et deux individus, en y comprenant son intendant, messire Hippolyte Rousseau, seigneur de Chevincourt, conseiller du roi et correcteur de la chambre des comptes239. Retz occupait aussi ses loisirs à l'étude et à des discussions de métaphysique et de philosophie cartésienne avec dom Robert des Gabets, bénédictin et prieur de l'abbaye de Breuil240, à Commercy. Retz écrivit aussi vers ce temps (en 1670) ses Mémoires, à la prière de madame de Caumartin, dont le mari était son parent241; mais il mourut avant de les avoir terminés. Il les composa en partie au château de la Ville-Issey, et les continua dans cette ville et à l'abbaye de Saint-Mihiel, où l'abbé dom Hennezon, qui avait toute sa confiance242, et plusieurs de ses religieux en écrivirent une portion sous sa dictée. Il est faux qu'il ait, comme on l'a dit, employé des religieuses pour lui rendre ce service. Il aimait à se promener dans la forêt voisine, et plusieurs des animaux sauvages qu'elle nourrissait furent enfermés par lui dans une ménagerie qu'il avait fait construire à grands frais à la Ville-Issey. Si alors il eût voulu revenir à la cour, il y eût été très-bien accueilli. Le duc d'Enghien vint lui rendre visite à Commercy en 1670, et le duc d'Orléans deux ans après. Lorsqu'il venait à Paris pour ses affaires, il logeait chez sa nièce, madame de Lesdiguières, ou dans son abbaye de Saint-Denis: alors il y célébrait l'office divin dans les jours de grandes