Il est des personnes dont la pensée, toujours tendue sur l'instabilité des choses humaines, n'accueille qu'avec crainte les sentiments de joie qu'un événement heureux leur inspire et qui n'osent se fier aux gages de bonheur que le sort favorable semble leur assurer. Madame de Sévigné n'était pas de ce nombre. Sa sensibilité vive, prompte, entraînante engendrait facilement dans son âme la mélancolie lorsqu'elle était blessée ou simplement contrariée dans ses affections de cœur; mais, par son caractère porté à la gaieté, elle se livrait volontiers aux illusions de l'espérance, et elle ne troublait pas, par d'importunes prévisions, les jouissances dont elle était en possession. Sa pieuse confiance en la Providence affermissait encore ses penchants naturels. «Pour ma Providence, dit-elle dans une de ses lettres326, je ne pourrais pas vivre en paix si je ne la regardais souvent; elle est la consolation des tristes états de la vie, elle abrége toutes les plaintes, elle calme toutes les douleurs, elle fixe toutes les pensées; c'est-à-dire elle devrait faire tout cela; mais il s'en faut bien que nous soyons assez sages pour nous servir si salutairement de cette vue; nous ne sommes encore que trop agités et trop sensibles.»
Jamais cette Providence que madame de Sévigné adorait ne réunit autour d'elle autant d'éléments de bonheur que dans le cours de cette année 1669. Elle avait un gendre de son choix, depuis longtemps connu d'elle; et par lui elle était alliée à une nombreuse et puissante famille, dont sa fille, par sa jeunesse, son esprit et sa beauté, devenait l'ornement et la gloire. Elle produisait celle-ci dans le monde et à la cour avec tous ses avantages personnels et tous ceux que lui procuraient la naissance et le rang de son époux. Madame de Sévigné se glorifiait encore de son fils, récemment échappé aux dangers d'une campagne meurtrière et recueillant la considération et l'estime que confèrent à un jeune homme les inclinations guerrières et les premières preuves de valeur et d'audace. Enfin elle s'était réconciliée avec son cousin, son plus proche parent, l'ami de sa jeunesse, celui qui l'avait le plus cruellement offensée, le plus constamment aimée, admirée et flattée. Mais ce mariage, qui eut lieu à l'époque de cette réconciliation, fit surgir entre elle et Bussy un nouveau sujet de débat, dont il est nécessaire de développer les causes pour bien comprendre le caractère de ce dernier et sa correspondance avec madame de Sévigné.
Tout semblait se réunir pour mettre obstacle aux désirs et aux projets de Bussy. La haute opinion qu'il avait de lui-même et de l'antiquité de sa race l'empêchait de mettre des bornes à son ambition et de dissimuler son orgueil. Il ne voulait reconnaître presque aucune noblesse plus ancienne que celle des Rabutin. Sa cousine, qui venait de produire les titres de son mari aux états de Bretagne et qui avait, à cause du mariage de sa fille, intérêt de ne pas laisser passer sans la combattre cette prétention de Bussy, lui donne dans une de ses lettres ce détail généalogique de la famille des Sévigné327: «Quatorze contrats de mariage de père en fils; trois cent cinquante ans de chevalerie; les pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne et bien marqués dans l'histoire; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons; quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de bonnes et de grandes alliances; celles de trois cent cinquante ans, au bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec, Montmorency, Baraton et Châteaugiron: ces noms sont grands; ces femmes avaient pour maris des Rohan et des Clisson. Depuis ces quatre, ce sont des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de leur même maison, des du Bellay, des Rieux, des Bodegat, des Plessis-Ireul et d'autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu'à Vassé et jusqu'à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m'en croire…»
La vanité de Bussy souffrit tellement en lisant cette énumération de sa cousine qu'il en biffa les dernières lignes, et il nous en a ainsi dérobé les conclusions. Pour lui, il n'en voulut pas démordre, et dans sa réponse il dit: «Pour les maisons que vous me mandez, qui sont meilleures que la nôtre, je n'en demeure pas d'accord. Je le cède aux Montmorency pour les honneurs, et non pour l'ancienneté; mais pour les autres, je ne les connais pas; je n'y entends non plus qu'au bas-breton328.»
Madame de Sévigné répond avec raison que, s'il ne connaît pas ces familles bretonnes qui lui paraissent barbares, elle en appelle de ce qu'elle a dit et vu à Bouchet, le savant généalogiste. «Je ne vous dis pas cela, ajoute-t-elle, pour dénigrer nos Rabutin: hélas! je ne les aime que trop329.»
Lors de la guerre de Flandre, Bussy avait cru qu'il lui suffisait d'offrir ses services au roi pour qu'ils fussent acceptés. Il pensait qu'avec ses talents militaires il lui serait facile de se distinguer dans cette campagne, et de regagner par ses exploits, par son esprit, par sa connaissance de la cour, par sa souplesse de courtisan, la faveur du jeune monarque; qu'ainsi, étant, par droit d'ancienneté et par ses services, le premier dans la catégorie de ceux qui devaient être faits maréchaux de France, cette haute dignité, objet de ses vœux les plus ardents, ne pouvait lui échapper330. Cependant il eut la douleur de voir ses offres refusées; et la promotion de maréchaux qui eut lieu peu de temps après la campagne de Flandre excita en lui un dépit que, malgré son esprit, il dissimulait mal sous une apparence de dédain et de philosophique indifférence331. Pourtant il se consolait en pensant que le plus illustre guerrier du siècle, le grand Condé lui-même, n'avait point été compris au nombre des généraux employés dans cette guerre et qu'il était, comme lui, resté oisif dans ses châteaux, à Chantilly et à Saint-Maur.
Mais Bussy revint à la charge, et fit les plus grands efforts pour rentrer au service lorsqu'il vit que des troupes venues de divers points du royaume s'approchaient des lieux de son exil. Quand les officiers généraux qui commandaient ces troupes acceptèrent l'hospitalité qui leur était offerte par lui; quand il apprit (ce qui était resté secret pour tout le monde) que le théâtre de la guerre allait être porté dans la province la plus voisine de celle où il résidait, de celle dont il était une des plus grandes notabilités militaires; quand il sut, enfin, que Condé allait commander en chef l'expédition contre la Franche-Comté, alors Bussy demanda, sollicita avec plus d'instance; mais le roi lui fit dire de se tenir tranquille dans sa terre et d'attendre. Cette réponse, quoique accompagnée de tous les adoucissements et les égards qu'on put y mettre, l'atterra332: il désespéra de sa fortune; son humeur jalouse s'aigrit. Il continuait toujours à tenir le même langage de soumission et de dévouement à l'égard du monarque dans les placets qu'il ne cessait de lui adresser333 ou dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et à ses connaissances de cour; mais dans l'intimité ses sentiments se trahissaient. On le savait, et l'on n'ignorait pas non plus qu'un grand nombre de hauts personnages, sans être exilés comme Bussy, étaient aussi dans la classe des mécontents: les uns parce qu'on ne les employait pas; les autres parce que, peu satisfaits des grâces qu'ils avaient reçues, ils étaient jaloux de ceux auxquels on en avait conféré de plus grandes. Un nombre bien plus considérable d'hommes indépendants par leur caractère, leur fortune ou les charges et emplois qu'on ne pouvait leur ôter désapprouvaient le despotisme du roi, son ambition, ses guerres, ses prodigalités. Ce parti, formé des débris de toutes les Frondes, était nombreux dans le parlement et la noblesse. Les plus probes et les plus sincères d'entre eux, croyant n'obéir qu'à des motifs généreux de bien public, se déguisaient à eux-mêmes l'impulsion qui leur était donnée par des intérêts particuliers. Les femmes des princes et des grands les plus comblés de faveurs étaient révoltées et humiliées des préférences et des préséances que le roi accordait à ses maîtresses. Tous ceux qui étaient sincèrement attachés à la religion blâmaient la dissolution des mœurs de la cour. A la vérité, elle n'était pas nouvelle; mais