Cependant, même au milieu des plaisirs et de la tranquillité intérieure, la guerre produisait ses résultats ordinaires. «Presque tout le monde, dit madame de Sévigné en terminant sa lettre à de Pomponne, est en inquiétude de son frère ou de son mari; car, malgré toutes nos prospérités, il y a toujours quelque blessé ou quelque tué. Pour moi, qui espère y avoir quelque gendre, je souhaite, en général, la conservation de toute la chevalerie167.»
On voit, par ces mots, qu'elle ne trouvait digne de s'allier aux Rabutin et aux Sévigné que la noblesse d'épée, et qu'elle excluait celle de robe.
Sa correspondance ne nous apprend pas si elle attendit à la campagne le commencement de ce qu'elle appelle les magies d'Amalthée168, c'est-à-dire l'ouverture du théâtre de Fresnes, qui ne devait avoir lieu qu'à la Saint-Martin169; ou si, revenue dans la capitale, elle alla jouir, à l'hôtel de Bourgogne ou au Palais-Royal, des enchantements produits par des magiciens bien autrement puissants sur la scène que ceux de madame Duplessis-Guénégaud. Alors Molière faisait représenter, avec son Misanthrope, ce joli acte du Sicilien ou l'Amour peintre, qui, par la délicatesse des sentiments, les grâces du dialogue, le comique de bon ton et la pureté du style, devait tant plaire à madame de Sévigné et à toutes les précieuses qui avaient fréquenté l'hôtel de Rambouillet; et le talent de Racine, à peine annoncé par le succès de la tragédie d'Alexandre, brillait de tout son éclat dans la tragédie d'Andromaque, chaque jour applaudie avec un enthousiasme dont on n'avait pas été témoin depuis le Cid170.
Une lettre de mademoiselle de Sévigné nous fait croire que madame de Sévigné put assister aux premières représentations de ce chef-d'œuvre tragique et qu'elle passa l'automne à Paris. Cette lettre est adressée à l'abbé le Tellier, qui voyageait alors en Italie et se trouvait à Rome, où il s'était rendu probablement à l'époque du conclave ouvert après la mort d'Alexandre VII171. L'abbé le Tellier était fils et frère de ministres. Déjà pourvu de cinq ou six abbayes, il préludait ainsi à l'épiscopat, qu'il obtint l'année suivante, avec la coadjutorerie à l'archevêché de Reims, où il fut lui-même nommé quatre ans après172. C'était un homme hardi, orgueilleux, pétulant, spirituel, plus propre à manier le sabre qu'à porter la crosse, fort répandu dans le monde, aimable avec les femmes173. Avant de partir, il avait dit à mademoiselle de Sévigné qu'il pousserait la hardiesse jusqu'à lui écrire, et il ne le fit pas. C'est pour lui reprocher ce manque de parole que mademoiselle de Sévigné lui écrivit la lettre suivante:
«21 octobre 1667.
«Vous m'avez menacée d'une si grande hardiesse quand vous auriez passé les monts que je n'osais l'augmenter par une de mes lettres; mais je vois bien, monsieur, que je n'ai rien à craindre que votre oubli; et c'est la marque d'un si grand mépris, après qu'on a promis aux gens de se souvenir d'eux, que j'en suis fort offensée. J'étais déjà préparée à la liberté que vous deviez prendre de m'écrire, et je ne saurais m'accoutumer à celle que vous prenez de m'oublier. Vous voyez que je ne vous la donne pas longtemps. J'ai soin de mes intérêts. Je n'ai pas même voulu les mettre entre les mains de madame de Coulanges, pour vous faire ressouvenir de moi. Il m'a paru qu'elle n'était pas propre à vous en faire souvenir agréablement. Il ne faut point confondre tant de rares merveilles, et je ne prendrai point de chemins détournés pour me mettre du nombre de vos amies. Je serais honteuse de devoir cet honneur à d'autres qu'à moi. Je vous marque assez l'envie que j'en ai en faisant un pas comme celui de vous écrire: s'il ne suffit, et que vous ne m'en jugiez pas digne, j'en aurai l'affront; mais aussi ma vanité sera satisfaite si je viens à bout de cette entreprise. Je suis votre servante.
«M. (Marguerite) DE SÉVIGNÉ.
«Ma mère est votre très-humble servante.»
Peut-être n'est-il pas au-dessous du soin que le biographe doit prendre de n'omettre aucun des détails qui puissent jeter quelque jour sur les inclinations et les habitudes des temps et des personnages qu'il a entrepris de faire connaître de dire ici que cette lettre de mademoiselle de Sévigné, trouvée à la Bibliothèque royale parmi les papiers de l'archevêque de Reims, avait été close au moyen d'une faveur couleur de rose, retenue aux deux bouts par un double cachet carré, très-petit, en cire noire, portant l'empreinte d'une grenade fermée, avec ces mots italiens: Il piv (piu). grato, nasconde: «Ce qu'elle a de meilleur, elle le cache.» On reconnaît ici le goût, si général alors, pour les emblèmes et les devises. Les carrousels et les ballets, si fréquents dans les fêtes de la cour depuis le règne du dernier roi, avaient introduit cette mode, qui fut adoptée et propagée par les beaux esprits galants et les précieuses chevaleresques de l'hôtel de Rambouillet. Ce goût était partagé par madame de Sévigné, et elle l'avait communiqué à sa fille. Clément, conseiller à la cour des aides et intendant du duc de Nemours, avait, dans sa riche bibliothèque, réuni les ouvrages sur les emblèmes et les devises publiées en différentes langues, mais plus particulièrement en italien; lui-même composait des devises fort ingénieuses, et avait acquis par là une petite célébrité. Ce fut lui qui donna à mademoiselle de Sévigné la devise gravée sur son cachet, devise que, depuis, madame de Coulanges appliqua à la Dauphine174.
CHAPITRE V.
1668-1669
Louis XIV s'empare de la Franche-Comté.—Formation de la triple alliance.—Louis XIV avait le génie du gouvernement, mais non le génie militaire.—Avis différents donnés par les généraux et les ministres.—Ces derniers l'emportent.—La paix d'Aix-la-Chapelle est conclue.—Louis XIV rend la Franche-Comté et garde les conquêtes de Flandre.—Fêtes données à Versailles le 18 juillet 1668.—Madame et mademoiselle de Sévigné y étaient.—Relation manuscrite de cette fête par l'abbé de Montigny, ami de madame de Sévigné.—Pourquoi cette relation est préférable à celle que Félibien a publiée.—Magnificence des divertissements.—Trois cents dames furent invitées à cette fête.—On y joue, pour la première fois, la comédie de George Dandin, de Molière.—Molière compose aussi les vers des intermèdes et des ballets mis en musique par Lulli.—Madame et mademoiselle de Sévigné soupent à la table du roi.—Bruits qui couraient sur l'inclination de Louis XIV pour mademoiselle de Sévigné.—Le duc de la Feuillade cherchait à faire naître cette inclination.—Lettre de madame de Montmorency à Bussy de Rabutin à ce sujet.—Réponse de Bussy.—MADAME favorise la princesse de Soubise auprès du roi.—La froideur de mademoiselle de Sévigné la garantit de la séduction.—L'infidélité de Louis XIV envers la Vallière était la cause de toutes ces intrigues.—Madame de Montespan n'était pas encore maîtresse en titre.—A la fête, madame de Montespan n'était point à la table du roi.—A la même table étaient madame de Montespan et madame Scarron.—Détails sur madame Scarron.—Elle veut s'exiler.—Madame de Montespan la protége, et fait rétablir sa pension.—Madame de Sévigné se rencontrait fréquemment avec elle.—Madame Scarron tourne à la grande dévotion.—Elle est satisfaite de son sort.—Publication des lettres et œuvres inédites de Scarron.
De tous côtés on négociait175: toutes les puissances voulaient faire cesser la guerre que l'ambition de Louis XIV avait allumée; toutes voulaient mettre un terme aux agrandissements de la France. Les Espagnols espéraient obtenir des rigueurs de l'hiver une trêve que le vainqueur voulait leur faire acheter à trop haut prix. En effet, toutes les opérations militaires étaient suspendues; une partie des troupes qui avaient servi à l'envahissement des Pays-Bas rentraient forcément dans l'intérieur. En même temps, des régiments qui se trouvaient dans le Midi marchaient vers le Nord; mais on savait que leur destination était pour