On peut difficilement évaluer l'étendue des dommages causés à la littérature par ce faux idéal de notre époque. Les gens parlent sur un ton détaché d'un «menteur né», comme ils parlent d'un «poète né». Mais, dans les deux cas, ils ont tort. Le mensonge et la poésie sont des arts – des arts, Platon l'a vu, qui ne sont pas sans rapports mutuels – et ils réclament l'étude la plus attentive, la dévotion la plus désintéressée. Ils possèdent en effet leur technique, tout comme les arts, plus matériels, de la peinture et de la sculpture ont leurs secrets subtils de forme et de couleur, leurs tours de main, leurs méthodes réfléchies. Comme on connaît le poète à sa belle musique, ainsi l'on reconnaît le menteur à ses riches articulations rythmiques, et dans aucun cas l'inspiration fortuite du moment ne saurait suffire. La pratique ici comme ailleurs doit précéder la perfection. Mais, de nos jours, tandis que la mode d'écrire des vers est devenue beaucoup trop commune et devrait si possible être découragée, la mode de mentir est presque tombée en discrédit. Plus d'un jeune homme débute dans la vie avec un don naturel d'imagination qui, nourri par un entourage sympathique et de même esprit, pourrait devenir quelque chose de vraiment grand et de vraiment merveilleux. Mais en général, ce jeune homme n'arrive à rien. Ou bien il tombe en des habitudes nonchalantes d'exactitude…
Cyrille. – Cher ami!
Vivian. – Ne me coupez pas mes phrases. «…ou bien il tombe en des habitudes nonchalantes d'exactitude, ou se met à fréquenter les gens âgés et bien informés. Deux choses qui sont également fatales à son imagination, – elles le seraient à celle de n'importe qui – et, en très peu de temps, il manifeste une faculté morbide et malsaine de dire la vérité, commence à vérifier toutes les assertions faites en sa présence, n'hésite pas à contredire les gens qui sont beaucoup plus jeunes que lui et souvent finit par écrire des romans si pareils à la vie que personne ne peut croire à leur probabilité. Ceci n'est pas un cas isolé, mais simplement un exemple pris parmi beaucoup d'autres, et si l'on ne peut faire quelque chose pour réfréner ou au moins modifier notre culte monstrueux du fait, l'Art deviendra stérile et la Beauté disparaîtra de la terre.
Ce vice moderne – je ne lui connais réellement pas d'autre nom – a gâté M. Robert Louis Stevenson lui-même, ce maître délicieux de la prose fantastique et délicate. C'est en vérité, dépouiller une histoire de sa réalité que d'essayer de la faire trop vraie et la Flèche Noire est sans art au point de ne contenir aucun anachronisme dont put se vanter son auteur, tandis que la transformation du Dr Jekyll ressemble dangereusement à un cas tiré de The Lancet. Quant à M. Rider Haggard, qui possède réellement ou posséda jadis les façons d'un menteur parfaitement magnifique, il a maintenant une telle peur d'être soupçonné de génie que lorsqu'il nous conte quelque chose de merveilleux, il se croit obligé d'inventer une réminiscence personnelle, et de la mettre en note comme une sorte de confirmation poltronne. Et nos autres romanciers ne valent guère mieux. M. Henry James écrit la fiction comme s'il remplissait un devoir pénible et gaspille sur des sujets médiocres et d'imperceptibles «points de vue» son style soigné et littéraire, ses phrases heureuses, sa preste et caustique satire. M. Hall Caine, il est vrai, vise au grandiose, mais il écrit dans le ton le plus aigu de sa voix. Et cela est si perçant qu'on n'entend rien de ce qu'il dit.
M. James Payn est un adepte de l'art de cacher ce qui ne vaut pas d'être découvert. Il pourchasse l'évidence avec l'enthousiasme d'un détective à la vue courte. A mesure qu'on tourne les pages, sa façon de tenir en haleine devient presque insupportable. Les chevaux du phaéton de M. William Black ne s'élèvent pas vers le soleil. Ils se contentent d'épouvanter le ciel du soir, avec de violents effets de chromos. En les voyant s'approcher, les paysans se réfugient dans le patois. Mrs. Oliphant babille plaisamment sur les vicaires, les parties de lawn-tennis, les domestiques et autres sujets fastidieux. M. Marion Crawford s'est immolé sur l'autel de la couleur locale. Il ressemble à cette dame qui, dans une comédie de langue française, parle sans répit du «beau ciel d'Italie». En outre, il est tombé dans la mauvaise habitude de formuler de plates moralités. Il nous apprend sans relâche qu'être bon c'est être bon et qu'être méchant c'est être mauvais. Parfois il est presque édifiant. Robert Elsmere est, bien entendu, un chef-d'œuvre, un chef-d'œuvre du genre ennuyeux, la seule forme de littérature que les Anglais paraissent goûter pleinement. Un jeune rêveur de nos amis nous disait que cela lui rappelait cette sorte de conversation qui s'engage au thé d'une sérieuse famille Non-conformiste et nous pouvons l'en croire. En vérité, ce n'est qu'en Angleterre qu'un tel livre pouvait voir le jour. L'Angleterre est le refuge des idées perdues. Quant à cette grande école de romanciers et qui s'accroît chaque jour, pour lesquels le soleil se lève toujours dans l'East End, la seule chose que l'on en peut dire est qu'ils trouvent la vie crue et la laissent non cuite.
«En France, bien que rien d'aussi délibérément ennuyeux que Robert Elsmere n'ait paru, les choses n'en vont guère mieux. M. Guy de Maupassant, avec sa pénétrante et mordante ironie et son style éclatant et solide, dépouille la vie des pauvres haillons qui la couvrent encore et nous montre des plaies hideuses et des sanies. Il écrit de sombres petites tragédies où tout le monde est ridicule, des comédies amères qui glacent le rire et font pleurer. M. Zola, fidèle au principe hautain qu'il formula dans un de ses pronunciamentos littéraires: «L'homme de génie n'a jamais d'esprit» est résolu à montrer que s'il n'a pas de génie, il peut au moins être stupide. Et comme il y réussit! Il ne manque pas de puissance. Parfois, dans son œuvre, comme dans Germinal, il y a quelque chose d'épique. Mais cette œuvre est d'un bout à l'autre mauvaise, et cela non pas au point de vue moral mais au point de vue de l'art. Considérée par rapport à une intrigue quelconque, elle est bien ce qu'elle doit être. L'auteur est d'une véracité parfaite et décrit les choses telles qu'elles arrivent. Que peut désirer de plus un moraliste? Nous n'avons aucune sympathie pour l'indignation morale de notre temps contre M. Zola. C'est tout simplement l'indignation de Tartuffe démasqué. Mais, au point de vue de l'art, que dire en faveur de l'auteur de l'Assommoir, de Nana et de Pot-Bouille! Rien. M. Ruskin décrivit un jour les personnages des romans de George Eliot comme pareils aux minables clients d'un omnibus de Pentonville, mais les personnages de M. Zola sont pires. Ils ont de tristes vices et des vertus encore plus tristes. L'histoire de leur vie est absolument sans intérêt. Qui se souvient de ce qui leur arrive? Nous demandons à la littérature la distinction, le charme, la beauté et le pouvoir imaginatif. Nous n'avons nul besoin d'être horripilés et écœurés par le récit des faits et gestes des basses classes.
M. Daudet est mieux. Il a de l'esprit, une touche légère et un style amusant. Mais il vient de se suicider littérairement. Personne ne peut plus s'intéresser à Delobelle et à son «Il faut lutter pour l'art», à Valmajour et à son éternel refrain sur le rossignol, au poète de Jack et à ses «mots cruels», depuis que Vingt ans de ma vie littéraire nous ont appris que ces personnages furent pris directement dans la vie. Ils nous semblent avoir subitement perdu toute leur vitalité, les quelques qualités qu'ils ont pu posséder. Les seules personnes réelles sont celles qui n'existèrent jamais et si un romancier est assez méprisable pour demander à la vie ses personnages, il doit au moins prétendre qu'ils furent créés par lui et non s'en glorifier comme de copies. La justification d'un personnage de roman n'est pas que les autres personnes sont ce qu'elles sont, mais que l'auteur est ce qu'il est. Autrement, le roman n'est plus une œuvre d'art.
Quant à M. Paul Bourget, le maître du roman psychologique, il commet cette erreur de s'imaginer que les hommes et les femmes de la vie moderne peuvent être analysés sans fin en d'innombrables séries de chapitres. En somme, ce qui intéresse chez les gens de bonne compagnie – et M. Bourget s'échappe rarement du faubourg Saint-Germain, si ce n'est pour venir à Londres – c'est le masque que porte chacun d'eux, non la réalité qui s'abrite sous ce masque. C'est une confession humiliante, mais nous sommes tous pétris de même. Il y a dans Falstaff quelque chose d'Hamlet, dans Hamlet beaucoup de Falstaff. Le gros chevalier a ses heures