Nous eûmes ici du moins le beau spectacle de quelques courages. Hugues Rebell publia dans le «Mercure de France» cette Défense d'Oscar Wilde qu'on n'a pas oubliée. Des écrivains et des artistes s'unirent pour une protestation qui fut vaine. Mais on avait compris que les huées étaient féroces parce que l'homme au pilori était un poète, non parce qu'il avait offensé les mœurs de son temps. Et, parmi tous ceux dont la voix montait plus haut que les cris et les rires, Octave Mirbeau, un des maîtres du verbe, écrivit ces paroles de colère et de charité:
«On a beaucoup parlé des paradoxes d'Oscar Wilde sur l'art, la beauté, la conscience, la vie! Paradoxes, soit! Il en est, en effet, quelques-uns qui furent excessifs, et qui franchirent, d'un pied leste, le seuil de l'Interdit. Mais qu'est-ce qu'un paradoxe, sinon, le plus souvent, la forme saisissante et supérieure, l'exaltation de l'idée? Dès qu'une idée dépasse le bas niveau de l'entendement vulgaire, dès qu'elle ne traîne plus des moignons coupés dans les marécages de la morale bourgeoise, et que, d'un vol hardi, elle atteint les hauteurs de la philosophie, de la littérature ou de l'art, nous la traitons de paradoxe, parce que nous ne pouvons la suivre en ces régions inaccessibles à la débilité de nos organes, et nous croyons l'avoir à jamais condamnée en lui infligeant ce vocable de blâme et de mépris.
Pourtant, le progrès ne se fait qu'avec le paradoxe, et c'est le bon sens – vertu des sots – qui perpétue la routine. La vérité est que nous ne pouvons supporter que quelqu'un vienne violenter notre inertie intellectuelle, notre morale toute faite, la sécurité stupide de nos conceptions moutonnières. Et, au fond, c'est là qu'est, dans l'esprit de ceux qui le jugèrent, le véritable crime d'Oscar Wilde.
… On ne lui a pas pardonné d'être l'homme de pensée et l'esprit supérieur – par conséquent dangereux – que véritablement il est.
Wilde est jeune, il a devant lui tout un avenir, il a prouvé, par des œuvres charmantes et fortes, qu'il pouvait beaucoup pour la beauté et pour l'art. N'est-ce donc point une chose abominable que, pour réprimer des actes qui ne sont point punissables en soi, on risque de tuer quelque chose de supérieur aux lois, à la morale, à tout: de la beauté! Car les lois changent, les morales se transforment; et la beauté demeure immaculée, sur les siècles qu'elle seule illumine»15.
Quant à la peine prononcée contre Wilde, celle du hard labour, aucune description ne vaut, pour témoigner de sa sévérité barbare, la réponse que fit le défenseur du poète, Sir Edward Clarke, au correspondant d'un journal parisien16.
Wilde la subit jusqu'au bout. Le seul adoucissement fut cette permission, accordée vers la fin, d'avoir des livres et d'écrire. Et il lut Dante tout entier, s'arrêtant à l'Enfer, plus longuement. C'était son «chez lui» désormais.
Avant que les portes de la geôle eussent été verrouillées, il écrivit, mais d'une plume trempée dans une encre sans couleur, des lettres qu'on nous a livrées plus tard et qui ne nous appartenaient pas. Ces lettres adressées à l'Ami sont déchirantes. Je les crois infiniment sincères. Ce n'est pas de la littérature, mais le cri d'un malheureux cœur qui se rattache au lambeau du seul cœur humain qu'il croit resté fidèle. On ne peut sourire de ce ton passionné, à peine au diapason des douleurs ressenties, à l'effroi de la déréliction parfaite où la lâcheté humaine l'a réduit. Qu'il évoque alors celui qu'il avait vu paré de toutes les grâces de la jeunesse et lui souriant comme un miroir limpide de son intelligence merveilleusement artiste, il n'y a là rien que de très naturel et de très simple, et cette évocation s'embellissait de toute l'horreur actuelle comme le plus faible rayon s'avive de l'opacité des ténèbres.
Je ne veux pas rechercher s'il trouva plus tard le réconfort tant désiré, le havre de paix en ce même lieu qui l'avait vu sombrer, ni si ces paroles amères que recueillit André Gide, font allusion au cas ici même évoqué: «Non, il ne me comprend pas; il ne peut plus me comprendre. Mais je le lui répète dans chaque lettre: Nous ne pouvons pas suivre la même route; vous avez la vôtre; elle est très belle; j'ai la mienne. La sienne, c'est celle d'Alcibiade; la mienne est maintenant celle de Saint-François d'Assise.»
Et sa dernière œuvre en prose est ce «De Profundis» qui nous le montre si différent et cependant toujours le même, repris du perpétuel souci d'une attitude, rêvant qu'avec de la douleur et du repentir, il reprendra, mais sur un ton plus humble, l'hymne païen qu'on avait étouffé. On songe à ce geste du grand Talma, moribond et ne le sachant pas, prenant les peaux de son cou amaigri et s'écriant: «Voilà ce qui ne fera pas mal pour le visage du vieux Tibère.»
Ce qui donne au livre même un ton si particulier, c'est donc bien moins l'accent qui en est admirable que l'ironie, maintenant perçue, de la réponse du Destin aux résolutions hautaines dont il est empli. Il semble que la Mort se lève à chaque page pour ricaner devant le beau chanteur. Et rien ne semble plus amer que ces appels à la Nature, du poète immolé de ses propres mains aux dieux trompeurs de l'art factice.
Ce n'est pas le chant royal, la joie trépidante d'un Whitman, la douceur mollissante d'Emerson mais la mélopée d'un cœur atteint au plus secret de sa chair.
«Je tremble de plaisir quand je songe que le jour même de ma sortie de prison, le faux ébénier et le lilas fleuriront tous deux dans les jardins et que je verrai le vent remuer, beauté mouvante, l'or balancé de l'un et faire à l'autre secouer la pourpre pâle de ses plumets, à ce point que l'air tout entier sera l'Arabie pour moi …»17
C'était un convalescent, hélas! un moribond, qui se rêvait ne trouvant plus que des baumes dans toutes les plantes de la terre.
«Mais la Nature, dont les douces pluies tombent aussi bien sur les justes que sur les injustes, aura dans les rochers des fentes où je pourrai me cacher, et de secrètes vallées dans le silence desquelles je pourrai pleurer sans être inquiété. Elle étoilera la nuit avec ses astres afin que je puisse cheminer dans les ténèbres sans trébucher, et elle enverra le vent souffler sur la trace de mes pas afin que personne ne me pourchasse; elle me lavera dans ses grandes eaux et me guérira avec ses herbes amères.»18
On sait comment il mourut loin d'elle, dans le gris désolé d'une chambre hostile…
Et j'évoquerai, pour finir, un autre nom, celui d'un poète qui s'égara, lui aussi, dans cette forêt autrement obscure que celle de Dante, «parce que la voie droite était perdue.»
Ce poète est nôtre, et le bruit de sa gloire et les échos de son œuvre ont bien ce timbre auquel on reconnaît ce qui ne lassera pas les oreilles humaines, un poète dont la vie pourrait se mettre en parallèle avec la vie d'Oscar Wilde. Mais le Pauvre Lélian est d'une race d'esprits trop différente pour que des accidents pareils créent un rapprochement possible.
Verlaine est le poète de la spontanéité parfaite, le poète d'instinct, celui qui «a entendu des voix que nul autre avant lui n'avait entendues». Du vers métallique, du vers trop souvent parlé des artistes de la langue, il a fait une musique impondérable, un chant si suave et si pénétrant qu'il nous accompagne et nous hante comme un chuchotement passionné. Son âme anachronique et délicieuse s'est donnée toute entière, dans cette musique créée par elle et pour elle seule. Et nous avons oublié bien des voix orgueilleuses pour la flûte en roseau de ce faune baptisé.
Le poète anglais fut plus complexe et moins humain.
Ses erreurs ont à l'origine un besoin d'étonner. Ce qui nous arrête et nous émeut, c'est qu'elles devinrent terriblement réelles par cette impérieuse loi qui oblige certains esprits à incarner tous leurs rêves.
Quant à l'œuvre, si elle est exquise, elle n'est pas émouvante. Elle pourrait suffire à rendre célèbre plus d'un artisan des lettres, mais notre exigence à son égard vient de ce désaccord aperçu nettement entre l'homme plein d'une vie intense et l'esthète trop habile qui l'élabora.
C'est d'ailleurs ce divorce entre l'intelligence et la volonté