Intentions est bien loin de ne contenir que des paradoxes. Ceux qui s'y trouvent, en tout cas, sont très divers par essence. Les uns, purs divertissements verbaux, sont à négliger après l'attention d'une seconde que leur accorde notre surprise. Les autres sont d'une plus noble famille et créent l'étonnement durable et fécond du paradoxe né viable s'il est une vérité neuve. Ils introduisent, dans le paysage mental, ce dérangement subit de perspective qui contraint l'esprit à monter ou à descendre et lui fait ainsi découvrir d'autres horizons. Et quelle erreur ce serait de ne pas sentir l'immense, le profond amour de la beauté qui hanta jusqu'à la fin l'âme de Wilde? Si artificiel que puisse apparaître son œuvre au premier regard, il y reste encore assez de l'homme qui fut incomparable. On sent qu'il appartient à la race élue de ceux que touche «l'esprit de l'heure» et rendent à ce toucher les plus belles notes. Ceux-là ont le privilège de ne pouvoir proférer aucun mot sans que l'on perçoive, au moins confusément, l'harmonie splendide d'un accompagnement presque universel des idées. Un chœur suit tous leurs gestes.
N'est-ce pas un artiste celui qui écrivit les admirables pages sur Shakespeare, sur l'art Grec et d'autres thèmes supérieurs que l'on trouvera dans ce livre?
C'est plus qu'un artiste celui qui nota cette suggestive pensée: que l'humilité de la matière d'une œuvre d'art est un élément de culture. Et si nous l'entendons proférer que «la pensée est une maladie», il faut comprendre qu'il s'agit de l'analyse. «Nous vivons à une époque qui lit trop pour être sage et qui pense trop pour être belle».
Nos yeux ne voient plus dans les statues antiques que l'animalité glorifiée, les enfants muets pour nous du dieu Pan qui est mort. Nous sommes des cerveaux qu'engourdit la chair, peut-être parce que nous traitons celle-ci comme une esclave.
«Le culte des sens, écrit Wilde, fut souvent et très justement blâmé; les hommes ressentent un naturel instinct de terreur pour des passions et des sensations plus fortes qu'eux et qu'ils ont conscience de partager avec des formes d'existence d'une organisation inférieure. Mais il est probable que la véritable nature des sens n'a jamais été comprise et qu'ils sont demeurés sauvages et animaux simplement parce que le monde a cherché à les réduire en soumission ou à les tuer par la douleur au lieu de viser à en faire les éléments d'une nouvelle spiritualité dont un subtil instinct de beauté sera la caractéristique dominante12.»
J'aimerais trouver ici la clef de certaines «métamorphoses» du poète avant que la Circé terrible ait passé.
On dit que le petit roi de Rome, regardant par une fenêtre du Louvre la rue fangeuse où jouaient des gamins, triste au milieu d'une cour embaumée et divinement adulatrice, s'écria: «Je voudrais me rouler dans cette belle boue.» Il semblerait qu'au point de vue sentimental, Wilde ait eu ce désir morbide, mais il valait mieux et de sereines aspirations le hantèrent avant qu'il prît place au mauvais Banquet.
Il avait le goût du «discipulat», interrogeait les jeunes gens sur leurs études, leur esprit, avec l'intérêt d'un directeur de conscience, se grisait de leur enthousiasme, s'entoura d'une cour de plus en plus mêlée … Païen vigoureux, ardent, enivré de souvenirs antiques, écœuré de ses succès mondains, il voulut peut-être revivre
Ces héroïques jours où les jeunes pensées
Allaient chercher leur miel aux lèvres d'un Platon.
Mais cet artificiel de l'art était un réaliste de la vie. Il cultivait en lui ce quiétisme qui se croit invulnérable.
«Quand nous parvenons à la vraie culture qui est notre but, nous atteignons cette perfection dont ont rêvé les saints, la perfection de ceux à qui le péché est impossible, non par les renoncements de l'ascète, mais parce qu'ils peuvent faire tout ce qu'ils désirent sans blesser l'âme et ne peuvent rien désirer qui lui nuise, l'âme étant une entité si divine quelle peut transformer en éléments d'une expérience plus riche ou d'une susceptibilité plus délicate, ou d'un nouveau mode de pensée, des actes ou des passions qui seraient vulgaires chez les gens vulgaires, ignobles chez les gens sans éducation, ou vils chez les gens sans pudeur.»13
Nous voici déjà bien loin du rêve antique.
Hélas! Il oublia Diotime pour courir à Caprée.
Ce tribunal où il lutta vainement «pour ne pas être nu devant les hommes» l'entendit proclamer ce qu'il avait désiré et peut-être atteint.
– Quelle interprétation, demanda le juge, pouvez-vous donner de ce vers:
Je suis l'Amour qui n'ose dire son nom.
– L'Amour dont il s'agit ici, répondit Wilde, est celui qui existe entre un homme et un jeune homme, l'amour de David et de Jonathan. C'est de cet amour que Platon fit la base de sa philosophie; c'est lui que chantent les sonnets de Shakespeare et de Michel-Ange. C'est une profonde affection spirituelle, aussi pure qu'elle est parfaite … C'est beau, c'est pur, c'est noble, c'est intellectuel, cet amour d'un homme possédant l'expérience de la vie et d'un jeune homme plein de toute la joie et de tout l'espoir de l'avenir.
Et, dans cette lutte au milieu des ténèbres, ce dut être le cri de son âme exaspérée, une gorgée d'air pur qu'il but au passage, un souvenir embaumé … puis des mots d'esprit revinrent, des traits mal décochés qui ne perçaient d'autres cœurs que le sien.
Il faut laisser tomber de lui-même dans l'oubli ce procès tristement fameux d'où Wilde sortit perdu, ruiné, en marche vers tous les deuils, au devant de la Mort qui déjà s'était levée pour lui.
Et s'il se défendit mal, au dire de quelques-uns, il faut avouer cependant qu'il fit les réponses qu'il fallait faire et, par certaines, obligea ses juges, porte-voix de la foule, à confesser la haine de qui se réclame de la Beauté.
«Si étrange que fût alors son attitude, elle ne peut être indifférente à personne. Nous avons ri de l'esthète dont René Boylesve a fait un amusant portrait dans son beau roman Le Parfum des Iles Borromées, mais on ne peut rire de l'homme qui accepta avec ce détachement le supplice, qu'il connaissait, auquel il devait être condamné. Bien qu'il n'eût pas été un grand poète, bien qu'on prît prétexte de ses mœurs pour le condamner, c'était bien tout de même l'art et l'homme de lettres que l'on condamnait en lui.»14.
«Nous ne connaissons pas, écrit Macaulay, à propos de Byron, de spectacle plus ridicule que celui du public anglais à un de ses périodiques accès de moralité. En général, enlèvements, divorces, querelles de famille passent à peu près inaperçus. Nous lisons le scandale, nous en parlons un jour et l'oublions. Mais, une fois tous les six ou sept ans, notre vertu se déchaîne. Nous ne pouvons tolérer que les lois de la religion et de la décence soient violées. Il nous faut tenir tête au vice. Il nous faut enseigner aux libertins que le peuple anglais apprécie l'importance des liens domestiques. Ainsi quelque malheureux qui n'est nullement plus dépravé que des centaines dont les fautes ont été traitées avec indulgence, se trouve choisi pour un sacrifice expiatoire … les classes supérieures le repoussent, les classes inférieures le sifflent. Il devient vraiment le souffre-douleur dont les seules angoisses doivent, croit-on, suffisamment payer toutes les transgressions de ses semblables.»
Une fois de plus, la douloureuse tradition du bouc émissaire s'était accomplie. Or ce dernier n'est pas seulement chargé des péchés de la tribu; il emporte avec lui, plus lourd que ce fardeau, tout le fardeau de la haine des pécheurs. Et celui-là le hait le plus qui a sa part la plus grande dans le faix du misérable. Il se juge d'autant plus innocent que l'abjection du condamné est plus complète. Il aiderait le bourreau s'il le pouvait. Et la joie mauvaise que crée le scandale et la chute s'augmente de ce fait que la victime est un être supérieur.
On voit briller au fond des prunelles haineuses
L'orgueil mystérieux de