Son intelligence était dramatique et tout l'homme était moins une personnalité qu'une attitude …
C'est précisément dans ces attitudes qu'il était le plus sincère: elles représentaient ses intentions, elles représentaient la meilleure partie de lui-même, la part inachevée. Ainsi son attitude envers la vie et envers l'art ne fut pas atteinte par sa conduite. Ses fières revendications si parfaitement et essentiellement justes, touchant la place que l'artiste doit occuper dans le monde de la pensée, et la beauté dans le monde matériel, ne sont nullement invalidées par son propre échec à créer la beauté pure et à devenir un artiste honnête. Un talent assez ardent et vivace pour être presque du génie le poussait incessamment à l'action, mais à l'action mentale.
…En se figurant, comme il l'a fait, qu'il est possible de connaître avec beaucoup de soin «la qualité morale de nos moments comme ils passent» pour les régler d'après notre idéal d'une manière plus continue et plus consciente que la plupart n'ont jamais essayé de le faire, il a créé pour lui une foule d'âmes, âmes d'un dessin compliqué, d'une couleur travaillée, tissées en une infinité de petites cellules, chacune la demeure d'un étrange parfum, peut-être d'un poison. Chaque âme avait son propre secret et restait séparée de l'âme qui était partie avant elle et de celle qui devait venir après. Et ce montreur d'âmes ne s'apercevait pas toujours qu'il jonglait avec les choses réelles, car pour lui elles n'étaient guère plus que les balles en verres de couleur jetées en l'air par le jongleur qui les rattrape l'une après l'autre. Car les âmes étaient généralement contentes d'être des jouets; de temps à autre elles prenaient une malicieuse revanche et devenaient si réelles que le jongleur lui-même s'en apercevait. Mais lorsqu'elles devenaient trop réelles, il devait continuer à les lancer en l'air et à les rattraper quoique cependant le jeu eût perdu pour lui de son intérêt. Mais comme il restait toujours maître de lui-même, les assistants, le monde ne voyaient pas la différence 10.
C'est ainsi que ne voulant vivre que pour soi, Wilde s'est laissé surprendre à vivre pour les autres. Son perpétuel souci d'étonner fut une des causes de sa chute. Et que de richesses intérieures on devine cependant si l'on écarte le rideau mouvant de ses paradoxes.
Ce livre d'Intentions, qu'une élégante et fidèle traduction révèle aujourd'hui pour la première fois au lecteur français, illustre de façon parfaite les dons inestimables de ce rare esprit aussi bien que le côté spécieux de sa nature.
Ceux qui l'ont écouté, Saint-Jean-Bouche-d'or au sourire ambigu, se parler, se traduire, les emporter et se perdre pour leur ravissement éphémère dans le royaume irréel de la plus capricieuse fantaisie, le retrouveront au cours de ces pages, parfois étonnamment profond et grave, toujours charmeur.
Quant aux problèmes posés en ce livre paradoxal et tacheté d'apparentes contradictions, les vouloir résoudre serait ambitieux et puéril.
Le mensonge est-il l'essence même de l'Art, de tous les arts?
L'accord parfait d'une vie très belle, ordonnée et pure, et du culte de la Beauté est-il impossible et chimérique?
Le divorce est-il permanent et nécessaire entre l'Ethique et l'Esthétique?
Devons-nous, sous des masques fleuris d'un sourire emprunté, nous laisser emporter par tous les remous de l'instinct?
La Critique est-elle au-dessus de l'Art? l'interprète au-dessus du créateur? Faut-il modifier le profond axiome «comprendre c'est égaler» non pas même en celui, plus profond peut-être, «comprendre c'est achever» mais en celui, tout au moins étrange au premier regard «comprendre c'est dépasser»?
Questions dont plusieurs ne sont posées en ce livre et résolues avec audace que pour faire admirer la nonchalante souplesse d'un jongleur de mots.
Sur cet aspect particulier du livre, les notes de Rebell sont de l'intérêt le plus vif. Elles font regretter davantage ce plaisir à jamais perdu que nous eût apporté son étude où sans doute il eût très finement analysé, après les réserves qu'on va lire, ce que l'œuvre de Wilde contient de savoureux et de vrai.
«Intentions est une étude sur le génie artificiel, la culture et l'instinct. C'est un très curieux document. Ce n'est pas une œuvre belle en elle-même. Toutes ces théories âgées d'une quinzaine d'années nous paraissent ridées, décrépites. Mais les théories de nos jeunes artistes contemporains sur la vie, la nature, l'art social ne sont pas plus assurées contre la mortalité. Qu'ils songent en lisant ce livre que leur esthétique paraîtra bientôt aussi vieille que celle-ci. Il ne s'agit pas d'écrire des romans, des poésies, des drames idéalistes ou réalistes, pessimistes ou optimistes, Schopenhauriens ou Nietzschéens, mais des œuvres sincères. Toutes les doctrines ne sont que bavardages propres à amuser des dames sans beauté et des esprits stériles.
«On trouve dans Intentions plus d'une vérité, mais le ton est si paradoxal qu'on risque de méconnaître tout ce qu'il y a de sincère et de juste dans ce petit livre.
«… Wilde est le dernier représentant de cet art anglais du xixe siècle qui, chez Shelley d'abord, chez les préraphaélites ensuite, et chez le peintre américain Whistler enfin, tendit à une expression constamment idéale et élégante du monde. L'art n'était pas fait pour la vie, c'était le contraire: la vie n'avait pas d'autre valeur que d'être une matière pour le poète et le peintre. Théories singulières, certes, mais qu'importent les théories? Elles ne servent au grand artiste qu'à rendre son génie plus puissant, en concentrant toutes ses forces sur une même voie, en l'unifiant au lieu de l'éparpiller. Avec ou en dépit de ses théories, Shelley a écrit ses poèmes, Whistler a peint ses tableaux; si leur esthétique était mauvaise, on ne peut dire du moins qu'elle fut dangereuse, puisqu'elle leur permit d'accomplir des chefs-d'œuvre. Wilde, par malheur, était esthète avant d'être poète. Il produisait ses œuvres comme des gageures. En lui on observe cette corruption singulière d'une très belle sensibilité d'artiste par son entourage. Ce sont les salons qui ont perdu Wilde ou, ce qui revient au même, le désir de leur plaire et de les éblouir. Ce même malheur fût peut-être arrivé à Mérimée sans sa haute et vigoureuse intelligence; et de fait, plus d'une fois il perdit son temps à composer des «Chambres bleues», quand il eût été capable sans doute de produire d'autres «Colomba», d'autres «Vases étrusques»11.
Ces observations du brillant écrivain sont d'une justesse absolue.