Levez-vous… Ce n’est pas un calembour.
Prenez place!.. Là, je double cet ajour,
Ici, je brode des fleurs et des abeilles.
Cela vous plaît, monsieur?..
RJEVSKI
Quelle belle merveille!
Je n’ai pas vue…
SACHA
Vous êtes aimable. Et lire
L’avenir, le savez-vous, d’après les livres?
RJEVSKI
Lire l’avenir?.. Non!..
SACHA
Mon rêve, vous l’expliquerez:
Un beau matin, je marche sur l’herbe en rosée.
Aux prés, il y a des fleurs, de jolis oiseaux chantent,
Des nuages sont dans le ciel et des bourgeons, aux branches.
Voilà un petit ruisseau… Je vais le traverser
Mais je vois… Ah! Mon Dieu! Je commence à trembler
En me souvenant… d’un ours terrible en épaulettes
Avec un sabre au clair…Et je crie à tue-tête!
Je me réveille… Pouvez-vous m’expliquer cela?
RJEVSKI
Ce rêve est difficile à expliquer pour moi.
(à part)
Trois mille diables! Elle est trop bête, une personne plate!
SACHA
Ah, vous avez près de vos pieds une boîte
Avec des bobines… Je vous remercie…
Voulez-vous que je vous présente puis
Ce coussin?..
RJEVSKI
Pas possible, mademoiselle!
Je n’en suis pas digne!..
SACHA
C’est avec mes mains
Que je l’ai brodé, bien que le dessin
Ne soit pas neuf mais la broderie est belle.
Une pause.
Permettez de vous demander encore, monsieur.
Aimez-vous les pleurs purs?..
RJEVSKI
Moi?!..
SACHA
Pleurer c’est le mieux
Au monde… Avez-vous lu “Werther”, de ses souffrances?
RJEVSKI
Non, je n’ai pas lu…
(à part)
Cent combats, je pense,
Seront encore meilleurs qu’un tel roman!
SACHA
Lisez obligatoirement! C’est charmant!
(Plus intimement)
Mais, peut-être, avez-vous rêvé une fois
Sous la lune de pleurer dans une gloriette
Des peines avec une belle dame tête-à-tête?
RJEVSKI, à part.
Jamais! Parler de tel galimatias!..
SACHA
Si vous avez rêvé, je vous dis un secret…
Un petit laquais10 vêtu en cosaque entre.
LE PETIT LAQUAIS
Le maître11 ordonne de vous amener au cabinet.
RJEVSKI, il se dresse rapidement.
Nous finirons notre entretien plus tard, j’espère…
(Il quitte vite la salle, suivant le garçon.)
SACHA, elle rit aux éclats.
Mon Dieu! Que mon fiancé ne tarde à partir guère!..
T’attends-tu à voir une drôle demoiselle, n’est-ce pas?
Mais, toi-même, tu es héros du vaudeville, voilà!
Qu’il me demande à ses genoux, mais peu m’importe,
De l’épouser, je lui dirai: “Jamais!”
(Pensivement)
Qu’il est beau dans sa veste12 bleue qu’il porte…
C’est comme cela que je m’imaginais
De vrais hussards… Ils sont tous braves, habiles,
Confiants, gais; plus que les autres, ils sont francs.
Succès partout! Ce n’est pas étonnant…
Les dames les ont gâtés dans toutes les villes…
(avec une rage inattendue)
Il attendra en vain que je soupire!
(Elle regarde par la fenêtre et soupire.)
Le crépuscule… Oh, que le soir est bon
(Elle soupire encore une fois.)
Dans le jardin… J’irai au pavillon…
Pourquoi bat fort le cœur, qui peut le dire?
(Elle saute sur l’appui de la fenêtre et disparaît dans le jardin.)
Un valet entre et allume des bougies. La nuit tombe. Le valet met de l’ordre dans la salle et sort. On entend les sons de l’orchestre qui accorde les instruments dans la grande salle.
Azarov et Rjevski entrent. Le petit laquais vêtu en cosaque entre en courant.
LE PETIT LAQUAIS
Madame et monsieur Gradov, chef
De la police…
AZAROV
On vient!.. En bref:
Sois comme chez toi, mon cher ami…
On entend sonner plusieurs fois à la porte d’entrée.
J’arrive, j’arrive, mon Dieu, je dis!
(Il sort précipitamment.)
RJEVSKI
Mon cher lieutenant, je vous félicite!
Ma belle fiancée!.. Et je m’y précipite…
Son oncle est moule et elle est minaudière,
Ce truc est vain… Et à quoi bon le faire?..
Je me gronde pour une soumission stupide
De ce caprice de l'oncle. Tout est rapide!..
Pourtant, ce cornette, où est-il allé?..
Si je cherche un buffet, désespéré…
(Il part.)
Dans l’antichambre, la cloche sonne et on entend les voix des invités qui viennent. Par les portes ouvertes, on voit une salle à travers l'enfilade de pièces éclairées. Les cousines en
costumes de mascarade,