Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799). Gaffarel Paul. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Gaffarel Paul
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Документальная литература
Год издания: 0
isbn: 4064066080020
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à prendre et les besoins qu'ils auraient pour donner aux sciences et aux beaux-arts une nouvelle vie ... Le peuple Français ajoute plus de prix à l'acquisition d'un savant mathématicien, d'un peintre de réputation, d'un homme distingué, quel que soit l'état qu'il professe, qu'à celle de la ville la plus riche et la plus populeuse.» Belles paroles assurément mais prononcées pour la galerie, car, au moment même où ses oreilles retentissaient encore du bruit des compliments et des vivats dont on avait salué son entrée à Milan, le surlendemain de sa réception triomphale, voici ce qu'il écrivait au Directoire[12]: «Milan est très porté pour la liberté, il y a là un club de 800 individus, tous avocats ou négociants. Nous allons laisser exister les formes de gouvernement qui sont en usage; nous changerons seulement les personnes qui, ayant été nommées par Ferdinand, ne peuvent mériter notre confiance. Nous tirerons de ce pays-ci vingt millions de contribution. Cette contrée est une des plus riches de l'univers, mais entièrement épuisée par cinq années de guerre. D'ici vont partir les journaux, les écrits de toute espèce qui vont embraser l'Italie, où l'alarme est extrême. Si ce peuple demande à s'organiser en république, doit-on le lui accorder? Voilà la question qu'il faut que vous décidiez et sur laquelle il serait bon que vous manifestassiez vos intentions. Ce pays-ci est beaucoup plus patriote que le Piémont, il est plus près de la liberté.[13]»

      Rien donc n'est encore décidé dans l'esprit de Bonaparte. Les Milanais seront ce que le Directoire voudra qu'ils deviennent. On leur donnera des assurances vagues, des promesses sans précision, mais on ne s'engagera pas avec eux, et en attendant le Milanais deviendra une mine inépuisable et une officine de propagande révolutionnaire. Les Lombards s'imaginaient qu'ils allaient restaurer la patrie antique: ils ne seront entre les mains d'un vainqueur sans scrupules que les instruments inconscients de ses futurs desseins.

      Aussi bien l'heure des déceptions arriva bien vite. Dès le 19 mai une proclamation annonçait aux Lombards que la France était disposée à les considérer comme des frères, mais que ceux-ci leur devaient un juste retour[14]. En conséquence on leur imposa une contribution de vingt millions exigible sur-le-champ. Les considérants du décret sont curieux à connaître: «Vingt millions de francs sont imposés dans les différentes provinces de la Lombardie autrichienne; les besoins de l'armée les réclament. Les époques des payements, qui doivent être, autant qu'il sera possible, très rapprochées, seront fixées par des instructions particulières. C'est une bien faible rétribution pour des contrées aussi fertiles, si on réfléchit surtout à l'avantage qui doit en résulter pour elles. La répartition eût pu sans doute en être faite par des agents du gouvernement français; ce moyen eût été légitime: la république française veut néanmoins s'en départir, elle la délaisse à l'autorité locale, au congrès d'état; elle lui indique seulement une base, c'est que cette contribution doit individuellement frapper sur les riches, les gens véritablement aisés, sur les corps ecclésiastiques ... c'est que la classe indigente doit être ménagée.» Un arrêté du même jour, 19 mai[15], portait nomination d'un agent à la suite de l'armée française en Italie «pour extraire et faire passer sur le territoire de la République les objets d'art et de science qui se trouvaient dans les villes conquises». Il est vrai que la spoliation devait être opérée dans les formes, car, en vertu de l'article 3, «il ne pourra être fait aucune extraction sans en avoir été dressé procès-verbal et sans être accompagné d'un membre d'une autorité reconnue par l'armée française». On avait prévu jusqu'aux difficultés de l'extraction. En vertu de l'article 5, «dans le cas où il serait impossible à l'agent des transports de procurer les moyens d'enlèvement, les commissaires des guerres et commandants des places les lui feront fournir, et, au cas où il ne pourrait se les procurer par cette voie, l'agent sera autorisé lui-même à requérir des chevaux et voitures dans la ville où se feront les extractions». Or qu'entendait-on par objets d'art ou de science? Le décret énumérait tableaux, statues, manuscrits, machines, instruments de mathématiques, cartes, etc., ce qui comportait une singulière variété d'objets, étant donnée surtout la bonne volonté de ceux qui étaient chargés d'interpréter le décret. En effet, le jour même où paraissait le décret, étaient extraits, pour être dirigés sur Paris, six tableaux de Luini, Rubens, Giorgione, Lucas de Leyde, Léonard de Vinci, le Calabrese, le carton de l'école d'Athènes par Raphaël, un vase étrusque, le fameux manuscrit de Josèphe, le manuscrit de Virgile ayant appartenu à Pétrarque, et un manuscrit qualifié de très curieux sur l'histoire des papes, le tout enlevé à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan, sans préjudice d'un Titien et d'un Ferrari extraits d'alle Grazzie et d'un Salvator Rosa extrait d'alla Vittoria[16].

      Est-il vrai que tout finit par se compenser dans ce monde, et que les fils un jour ou l'autre payent pour les pères? Certes nous frémissons de colère à la pensée des vols, des pillages et des extorsions dont nos villes ou nos châteaux ont souffert dans la terrible guerre de 1870-1871, et on rira longtemps de l'amour immodéré, de la sympathie irrésistible qui poussaient les Allemands vers nos montres et nos pendules; mais soyons avant tout impartiaux et reconnaissons que nous avons peut-être fait pis encore en Italie à la fin du dernier siècle. Que d'excès révoltants, que de pillages honteux! Nous ne parlons seulement pas des tableaux et des statues, bien que le fait en lui-même soit profondément regrettable, et que le triste exemple que nous avons alors donné ait autorisé depuis bien des revendications plus ou moins légitimes; mais, abstraction faite de tout amour-propre national, avions-nous le droit de dépouiller les musées de Pavie pour enrichir notre Jardin des plantes et notre cabinet d'histoire naturelle? Étaient-ce vraiment des objets d'art et de science ces armes héréditaires conservées dans les palais italiens, et que nos officiers s'approprièrent sans scrupule? Que dire des chevaux de luxe qui finirent par être compris dans les objets d'art? Nous lisons en effet dans la correspondance de Bonaparte ces deux lettres étonnantes adressées, la première[17] à Faypoult, ministre de France à Gênes, et la seconde au Directoire: «Je vous choisirai deux chevaux parmi ceux que nous requérons à Milan; ils serviront à vous dissiper des ennuis et des étiquettes du pays où vous êtes. Je veux aussi vous faire présent d'une épée[18].»—«Il part demain de Milan cent chevaux de voiture, les plus beaux qu'on ait pu trouver dans la Lombardie: ils remplaceront les chevaux médiocres qui attellent vos voitures.»

      C'était le général en chef qui se conduisait ainsi. Il commençait par deux chevaux et continuait par cent, et, le plus singulier, c'est qu'il ne paraissait pas se douter de la vilenie de l'action commise[19]. Est-ce donc qu'Alfieri[20] a raison quand il lance contre le triomphateur cette terrible épigramme: «Je fais la guerre en Italie et non le trafic ni le commerce, disait Godefroy, le chef illustre et invincible. Je vole en Italie, et je n'y guerroie pas; j'y cherche de l'or sonnant et non une gloire frivole, dit l'ignoble capitaine gueux qui traîne après lui toute la ladrerie de Provence et de Languedoc.»

      Rubo in Italia, e non guerregio, cerco Oro sonante, e non frivola luce, Dice l'ignobil Capitan Pitocco, Ch'or dietro a se ne adduce Ladreria di Proenza, e Linguadocco!

      Le Directoire pourtant trouvait qu'il fallait étendre plus loin encore cette dénomination si commode d'objets d'art et de science. Il écrivait à Bonaparte pour lui recommander des bois de construction prêts à être embarqués, des chanvres de belle qualité, de la toile à voile, et il terminait par ces étranges paroles: «Rendons l'Italie fière d'avoir contribué aux progrès de notre marine.» Argent, approvisionnements, produits de l'industrie et de l'agriculture, rien n'échappait à l'œil exercé des réquisiteurs, et ce système de spoliation sans exemple dans l'histoire des nations modernes, on le décorait sans pudeur du beau nom de patriotisme. L'Italie était devenue une ferme qu'on exploitait sans pitié, et la guerre n'était plus qu'une opération financière bien conduite. Bonaparte ne s'en cachait pas, et il indiquait même le moyen de continuer ces bénéfices: «Plus vous nous enverrez d'hommes, écrivait-il[21] au Directoire, plus non seulement nous les nourrirons facilement mais encore plus nous lèverons de contributions au profit de la République. L'armée d'Italie a produit dans la campagne d'été vingt millions à la République, indépendamment de sa solde et de sa nourriture; elle peut en produire le double pendant la campagne d'hiver, si vous nous envoyez en recrues et en nouveaux corps une trentaine de mille hommes. Rome et toutes ses provinces, Trieste et le Frioul, même une partie du royaume de Naples deviendront notre