Le parti national italien à la fin XVIIIe siècle, vivait uniquement d'espérances. Son opposition était surtout littéraire et, pour ainsi dire, historique. Elle s'exprimait par des conversations particulières ou de temps à autre par des articles de journaux, dont les allusions discrètes n'étaient même pas comprises par tous les lecteurs; aussi l'Autriche se souciait-elle très peu des innocentes épigrammes d'un Parini, d'un Verri ou d'un Carli. Elle laissait même à peu près toute liberté aux rédacteurs du journal Il Caffee parfois savait leur fermer la bouche en leur accordant quelque grasse sinécure. Soutenue par le clergé qui prêchait l'obéissance, par le peuple qui suivait l'impulsion du clergé, par les fonctionnaires qui tenaient à conserver leurs positions et enfin par cette masse d'indifférents qui, sous n'importe quel régime, est toujours prête à sacrifier sa liberté à son bien-être, l'Autriche se croyait à tout jamais la maîtresse incontestée de la Lombardie. Elle riait même des prétentions du parti italien, et se moquait de ceux qu'elle appelait les Guelfes, comme si les espérances des patriotes eussent été aussi hors de propos que cette appellation qui rappelait un autre âge.
Les Guelfes allaient pourtant avoir leur revanche, plus prompte et plus complète qu'ils n'eussent osé l'espérer. On sait combien fut terrible le réveil de l'Autriche, comment en quelques jours fut détruit l'édifice dont elle croyait des fondements si solides, comment la Lombardie tomba entre nos mains, et comment le parti italien se vit tout à coup investi de la toute-puissance et à la veille de réaliser ses plus secrets désirs. Voyons-les donc à l'œuvre ces patriotes. Quel usage feront-ils de cette victoire inattendue? Comment les Français leurs alliés leur permettront-ils de jouir de cette liberté improvisée?
II
Bonaparte venait d'imposer au Piémont l'armistice de Cherasco. Il avait, par une manœuvre hardie, occupé sans grande bataille la moitié de la Lombardie et frappé sur Beaulieu un coup retentissant au pont de Lodi. Le chemin de Milan lui était donc ouvert. Malgré la présence d'une forte garnison autrichienne qui occupait encore le château, la nouvelle de ces victoires avait été accueillie avec plaisir par toutes les classes de la population, d'abord parce que la gloire exerce une véritable fascination, ensuite parce que le changement plaît toujours aux masses populaires. Les couleurs nationales, vert, blanc et rouge, reparurent. Ce fut un certain Carlo Salvadori, Espagnol d'origine, Italien de naissance, ancien ami de Marat, qui osa le premier se montrer avec cette cocarde dans les rues de Milan. Les écussons impériaux furent aussitôt lacérés ou couverts de boue, et, lorsque l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la Lombardie[3], eut suivi la retraite de ses troupes, on afficha sur la porte de son palais: maison à louer, s'adresser au commissaire Saliceti. Ce dernier, ex-conventionnel, était le délégué du Directoire chargé de toutes les opérations non militaires.
Une municipalité provisoire fut créée. Deux des rédacteurs du Caffee devinrent les chefs, Pietro Verri, un économiste distingué, et le poète Parini, l'auteur du Jour, critique fine et mordante des travers de l'époque. En même temps Melzi d'Eril que sa naissance, ses richesses et son passé désignaient à cet honneur, fut député à Bonaparte pour le prier d'entrer à Milan[4]. Melzi partit le 13 mai 1796 et s'avança jusqu'à Melegnano, où il rencontra le vainqueur de Lodi. Le lendemain 14, Masséna entra avec l'avant-garde et fut reçu aux portes de la ville par le comte Francesco Nava. Le surlendemain Bonaparte fit son entrée[5]. Les grenadiers de Lodi ouvraient la marche. Ils furent couverts de fleurs et reçus avec des transports de joie. Les volontaires Polonais, commandés par Dombrowsky, qui servaient en assez grand nombre dans notre armée, reçurent aussi un accueil empressé, car les Milanais, avec cet instinct de générosité et de délicate prévenance qui les a toujours caractérisés, comprenaient qu'ils devaient, plus encore qu'aux Français, de la reconnaissance à ces exilés volontaires qui, privés de leur patrie, bravaient mille dangers pour leurs frères Italiens. Nos soldats étonnèrent par leur aspect et leur tenue ceux qui se rappelaient la raideur méthodique et la propreté scrupuleuse des bandes autrichiennes. «Ils campaient sans tentes, écrivait un témoin oculaire[6] et leur marche n'avait rien de compassé. Leurs habits de couleurs diverses, étaient déchirés. Quelques-uns n'avaient pas d'armes[7]. Peu ou point de canons. Chevaux démontés et mauvais. Ils faisaient sentinelle assis. Au lieu d'une armée, on aurait dit une population sortie audacieusement de son pays pour envahir les contrées voisines. La tactique, l'art et la discipline cédaient constamment à l'audace et à l'impétuosité nationale d'un peuple qui combat de lui-même contre des automates contraints de se battre par crainte du châtiment.» Quand parut le général en chef, petit, pâle, au costume simple mais au regard ardent et au geste impératif, l'impression fut profonde. Ce n'était pas seulement un libérateur, c'était déjà un dominateur qui prenait possession de sa première conquête. Quelques heures plus tard, Bonaparte recevait à sa table, avec tous les généraux du corps expéditionnaire, les principaux Milanais et il en faisait les honneurs avec une aisance incroyable. Le même soir, dans un grand bal, il ouvrait les salons de son quartier-général, on disait déjà son palais, aux belles Milanaises[8], et tenait au milieu d'elles une cour véritable. C'était la première de ces fêtes triomphales qui si souvent marquèrent sa vie. Il y faisait comme l'apprentissage de sa grandeur future, et, dès le premier jour, tout en marquant à chacun son rang et sa place, il se maintenait au-dessus de tous.
Au commencement de l'occupation française, les Milanais furent tout à leurs nouveaux alliés[9]. Les classes moyennes croyaient fermement que Milan deviendrait le noyau d'une Italie reconstituée en puissante nation; le peuple toujours amoureux de changement et qui s'abandonnait à la joie, les fonctionnaires et les nobles, les prêtres eux-mêmes flattés par les prévenances de Bonaparte et comme tirés de leur torpeur par ces grands mots de patrie et de liberté, qu'on ne prononce jamais sans que vibrent les cœurs, toutes les classes de la société en un mot témoignaient leur satisfaction de la venue des Français. De toutes parts les municipalités se constituaient et les Lombards attendaient avec impatience les décisions de leurs nouveaux maîtres.
Ces décisions furent d'abord favorables. Il semble vraiment que Bonaparte ait eu l'intention de rendre à cette malheureuse contrée, tant de fois opprimée par l'étranger, son indépendance pleine et entière. Italien d'origine, il songea à créer une république italienne. C'est ainsi qu'il supprima la giunta ou commission extraordinaire établie à Milan le 9 mai par l'archiduc Ferdinand. Il supprima également la chambre des décurions, mais garda le conseil d'État de treize membres, qui devait exercer ses fonctions au nom de la République Française et approuva la création des municipalités provisoires[10]. Il forma également une garde nationale destinée à concourir à la police et à la défense du pays et plus encore à persuader aux Italiens qu'ils allaient désormais se gouverner eux-mêmes. Il chercha même à se rendre populaire en flattant les puissances de l'esprit, et en accueillant avec