A droite et à gauche de cette nécropole existent deux monticules, sur l'un desquels nous avons trouvé des débris de granit rose, de granit gris, de beau grès rouge et de marbre blanc, dit de Thèbes. Cette dernière particularité intéressera particulièrement notre ami Dubois, qui a tant travaillé sur les matières employées dans les monuments de l'antiquité; des légendes de Pharaons sont sculptées sur ce marbre blanc, et j'en ai recueilli de beaux échantillons.
Les dimensions de la grande enceinte qui renfermait ces édifices sont vraiment étonnantes. Le parallélogramme, dont les petits côtés n'ont pas moins de 1440 pieds, et les grands 2160, a ainsi plus de 7000 pieds de tour. La hauteur de cette muraille peut être estimée à 80 pieds, et son épaisseur mesurée est de 54 pieds: on pourrait donc y compter les grandes briques par millions.
Cette circonvallation de géant me paraît avoir renfermé les principaux édifices sacrés de Saïs. Tous ceux dont il reste des débris étaient des nécropoles; et, d'après les indications fournies par Hérodote, l'enceinte que j'ai visitée renfermerait les tombeaux d'Apriès et des rois saïtes ses ancêtres. De l'autre côté de ceux-ci serait le monument funéraire de l'usurpateur Amasis. La partie de l'enceinte, vers le Nil, a pu aisément contenir le grand temple de Néith, la grande déesse de Saïs; et nous avons donné la chasse à coups de fusil à des chouettes, oiseau sacré de Minerve ou Néith, que les médailles de Saïs et celles d'Athènes sa fille portent pour armes parlantes. A quelques centaines de toises de l'angle voisin de la fausse porte, existent des collines qui couvrent une troisième nécropole. Elle était celle des gens de qualité: on y a déjà fouillé, et j'y ai vu un énorme sarcophage en basalte vert, celui d'un gardien des temples sous Psammétichus II. M. Rosetti, son possesseur, m'avait permis de l'emporter; mais la dépense serait trop considérable, et le monument n'est pas assez important pour la risquer. A mon retour en Basse-Égypte, je ferai faire des fouilles sur ce point-là et sur quelques autres, si l'état des fonds me le permet. Cette dernière remarque est importante; avec peu de fonds on peut faire beaucoup, et je serais affligé de quitter ce pays sans avoir pu assurer, à peu de frais, l'acquisition de monuments de choix, les plus propres à enrichir nos collections royales et à éclairer les travaux historiques de nos savants. J'ai l'espoir qu'on voudra bien m'aider pour l'accomplissement de ces vues d'une utilité incontestable.
Cette première visite à Saïs ne sera pas la dernière; je quittai ce lieu, à six heures du soir. Le lendemain, 17 septembre, nous passâmes devant Schabour. Le 18, à neuf heures du matin, nous fîmes halte à Nader, où des Almèh nous donnèrent un concert vocal et instrumental, suivi des gambades et des chants grotesques habituels aux baladins. A midi et demi, nous étions devant Tharranéh, où je vis des monticules de natron, transportés des lacs qui le produisent. Le soir, nous dépassâmes Mit-Salaméh, triste village assis dans le désert libyque; et, faute de vent, nous passâmes une partie de la nuit sur la rive verdoyante du Delta, près du village d'Aschmoun. Le 19 au matin, nous vîmes enfin les Pyramides, dont on pouvait déjà apprécier les masses, quoique nous fussions à huit lieues de distance. A une heure trois quarts, nous arrivâmes au sommet du Delta (Bathn-el-Bakarah, le Ventre-de-la-Vache), à l'endroit même où le fleuve se partage en deux branches, celle de Rosette et celle de Damiette. La vue est magnifique, et la largeur du Nil étonnante. A l'occident, les Pyramides s'élèvent au milieu des palmiers; une multitude de barques et de bâtiments se croisent dans tous les sens; à l'orient, le village très-pittoresque de Schoraféh; dans la direction d'Héliopolis: le fond du tableau est occupé par le mont Mokattam, que couronne la citadelle du Caire, et dont la base est cachée par la forêt de minarets de cette grande capitale. A trois heures, nous vîmes le Caire plus distinctement: c'est là que les matelots vinrent nous demander le bakchichs de bonne arrivée. L'orateur était accompagné de deux camarades habillés d'une façon très-bizarre: des bonnets en pain de sucre, bariolés de couleurs tranchantes; des barbes et d'énormes moustaches d'étoupe blanche; des langes étroits, serrant et dessinant toutes les parties de leur corps; et chacun d'eux s'était ajusté d'énormes accessoires en linge blanc fortement tordu. Ce costume, ces insignes et leurs postures grotesques, figuraient au mieux les vieux faunes peints sur les vases grecs d'ancien style. Quelques minutes après, notre maasch donna sur un banc de sable, et fut arrêté tout court; nos matelots se jetèrent au Nil pour le dégager, en se servant du nom d'Allah, et bien plus efficacement de leurs larges et robustes épaules; la plupart de ces mariniers sont des Hercules admirablement taillés, d'une force étonnante, et ressemblant, quand ils sortent du fleuve, à des statues de bronze nouvellement coulées. Ce travail d'une demi-heure suffit pour dégager le bâtiment. Nous passâmes devant Embabéh, et après avoir salué le champ de bataille des Pyramides, nous abordâmes au port de Boulaq, à cinq heures précises. La journée du 20 se passa en préparatifs de départ pour le Caire, et plusieurs convois d'ânes et de chameaux transportèrent en ville nos lits, malles et effets, pour meubler la maison que j'avais fait louer d'avance. A 5 heures du soir, suivi de ma caravane, et enfourchant nos ânes, bien plus beaux que ceux d'Alexandrie, je partis pour le Caire. Le janissaire du consulat ouvrait la marche, le drogman était avec moi, et toute la jeunesse paradait à ma suite: je m'aperçus que cela ne déplaisait nullement aux Arabes, qui criaient: Fransaouï (Français) avec une certaine satisfaction.
Nous arrivions au Caire au bon moment; ce jour-là et le lendemain étaient ceux de la fête que les musulmans célébraient pour la naissance du Prophète. La grande et importante place d'Ezbékiéh, dont l'inondation occupe le milieu, était couverte de monde entourant les baladins, les danseuses, les chanteuses, et de très-belles tentes sous lesquelles on pratiquait des actes de dévotion. Ici, des musulmans assis lisaient en cadence des chapitres du Coran; là, trois cents dévots, rangés en lignes parallèles, assis, mouvant incessamment le haut de leur corps en avant et en arrière comme des poupées à charnière, chantaient en choeur, Là Ilâh ill Allâh (Il n'y a point d'autre dieu que Dieu); plus loin, cinq cents énergumènes, debout, rangés circulairement et se sentant les coudes, sautaient en cadence, et poussaient, du fond de leur poitrine épuisée, le nom d'Allah, mille fois répété, mais d'un ton si sourd, si caverneux, que je n'ai entendu de ma vie un choeur plus infernal; cet effroyable bourdonnement semblait sortir des profondeurs du Tartare. A côté de ces religieuses démonstrations, circulaient les musiciens et les filles de joie; des jeux de bague, des escarpolettes de tout genre étaient en pleine activité: ce mélange de jeux profanes et de pratiques religieuses, joint à l'étrangeté des figures et à l'extrême variété des costumes, formait un spectacle infiniment curieux, et que je n'oublierai jamais. En quittant la place, nous traversâmes une partie de la ville pour gagner notre logement.
On a dit beaucoup de mal du Caire: pour moi, je m'y trouve fort bien; et ces rues de 8 à 10 pieds de largeur, si décriées, me paraissent parfaitement bien calculées pour éviter la trop grande chaleur. Sans être pavées, elles sont d'une propreté fort remarquable. Le Caire est une ville tout à fait monumentale; la plus grande partie des maisons est en pierre, et à chaque instant on y remarque des portes sculptées dans le goût arabe; une multitude de