Mais sous les ordres d'un chef instruit, le gibier subit un grand nombre de modifications et transformations savantes, et fournit la plupart des mets de haute saveur qui constituent la cuisine transcendante.
Le gibier tire aussi une grande partie de son prix de la nature du sol où il se nourrit; le goût d'une perdrix rouge du Périgord n'est pas le même que celui d'une perdrix rouge de Sologne; et quand le lièvre tué dans les plaines des environs de Paris ne paraît qu'un plat assez insignifiant, un levreau né sur les coteaux brûlés du Valromey ou du Haut-Dauphiné est peut-être le plus parfumé de tous les quadrupèdes.
Parmi les petits oiseaux, le premier, par ordre d'excellence, est sans contredit le becfigue.
Il s'engraisse au moins autant que le rouge-gorge ou l'ortolan, et la nature lui a donné en outre une amertume légère et un parfum unique si exquis, qu'ils engagent, remplissent et béatifient toutes les puissances dégustatrices. Si un becfigue était de la grosseur d'un faisan, on le paierait certainement à l'égal d'un arpent de terre.
C'est grand dommage que cet oiseau privilégié se voie si rarement à Paris: il en arrive à la vérité quelques-uns, mais il leur manque la graisse qui fait tout leur mérite, et on peut dire qu'ils ressemblent à peine à ceux qu'on voit dans les départements de l'est ou du midi de la France 15.
Note 15: (retour) J'ai entendu parler à Belley, dans ma jeunesse, du jésuite Fabi, né dans ce diocèse, et du goût particulier qu'il avait pour les becfigues.
Dès qu'on en entendait crier, on disait: Voilà les becfigues, le père Fabi est en route. Effectivement, il ne manquait jamais d'arriver le 1er septembre avec un ami: ils venaient s'en régaler pendant tout le passage; chacun se faisait un plaisir de les inviter, et ils partaient vers le 25.
Tant qu'il fut en France, il ne manqua jamais de faire son voyage ornithophilique, et ne l'interrompit que quand il fut envoyé à Rome, où il mourut pénitencier en 1688.
Le père Fabi (Honoré) était un homme de grand savoir; il a fait divers ouvrages de théologie et de physique, dans l'un desquels il cherche à prouver qu'il avait découvert la circulation du sang avant ou du moins aussitôt qu'Harvey.
Peu de gens savent manger les petits oiseaux; en voici la méthode telle qu'elle m'a été confidentiellement transmise par le chanoine Charcot, gourmand par état et gastronome parfait, trente ans avant que le nom fût connu.
Prenez par le bec un petit oiseau bien gras, saupoudrez-le d'un peu de sel, ôtez-en le gésier, enfoncez-le adroitement dans votre bouche, mordez et tranchez tout près de vos doigts, et mâchez vivement: il en résulte un suc assez abondant pour envelopper tout l'organe, et vous goûterez un plaisir inconnu au vulgaire.
Odi profanum vulgus, et arceo. Horace.
La caille est, parmi le gibier proprement dit, ce qu'il y a de plus mignon et de plus aimable. Une caille bien grasse plaît également par son goût, sa forme et sa couleur. On fait acte d'ignorance toutes les fois qu'on la sert autrement que rôtie ou en papillotes, parce que son parfum est très fugace, et toutes les fois que l'animal est en contact avec un liquide, il se dissout, s'évapore et se perd.
La bécasse est encore un oiseau très distingué, mais peu de gens en connaissent tous les charmes. Une bécasse n'est dans toute sa gloire que quand elle a été rôtie sous les yeux d'un chasseur, surtout du chasseur qui l'a tuée; alors la rôtie est confectionnée suivant les règles voulues, et la bouche s'inonde de délices.
Au-dessus des précédents, et même de tous, devrait se placer le faisan; mais peu de mortels savent le présenter à point.
Un faisan mangé dans la première huitaine de sa mort ne vaut ni une perdrix ni un poulet, car son mérite consiste dans son arôme.
La science a considéré l'expansion de cet arôme, l'expérience l'a mise en action, et un faisan saisi pour son infocation est un morceau digne des gourmands les plus exaltés.
On trouvera dans les Variétés la manière de rôtir un faisan à la sainte alliance. Le moment est venu où cette méthode, jusqu'ici concentrée dans un petit cercle d'amis, doit s'épancher au dehors pour le bonheur de l'humanité. Un faisan aux truffes est moins bon qu'on ne pourrait le croire; l'oiseau est trop sec pour oindre le tubercule; et d'ailleurs le fumet de l'un et le parfum de l'autre se neutralisent en s'unissant, ou plutôt ne se conviennent pas.
§ VI.--Du Poisson.
40.
Quoi qu'il en soit, il est au moins certain que l'empire des eaux contient une immense quantité d'êtres de toutes les formes et de toutes les dimensions, qui jouissent des propriétés vitales dans des proportions très différentes, et suivant un mode qui n'est point le même que celui des animaux à sang chaud..
Il n'est pas moins vrai qu'il présente, en tout temps et partout une masse énorme d'aliments, etc., et que, dans l'état actuel de la science, il introduit sur nos tables la plus agréable variété.
Le poisson, moins nourrissant que la chair, plus succulent que les végétaux, est un mezzo termine qui convient à presque tous les tempéraments, et qu'on peut permettre même aux convalescents.
Les Grecs et les Romains, quoique moins avancés que nous dans l'art d'assaisonner le poisson, n'en faisaient pas moins très grand cas, et poussaient la délicatesse jusqu'à pouvoir deviner au goût en quelles eaux ils avaient été pris.
Ils en conservaient dans des viviers; et l'on connaît la cruauté de Vadius Pollion, qui nourrissait des murènes avec les corps des esclaves qu'il faisait mourir: cruauté que l'empereur Domitien désapprouva hautement, mais qu'il aurait dû punir.
Un grand débat s'est élevé sur la question de savoir lequel doit l'emporter, du poisson de mer ou du poisson d'eau douce.
Le différend ne sera probablement jamais jugé, conformément au proverbe espagnol, sobre los gustos, no hai disputa. Chacun est affecté à sa manière: ces sensations fugitives ne peuvent s'exprimer par aucun caractère connu, et il n'y a pas d'échelle pour estimer si un cabillaud, une sole ou un turbot valent mieux qu'une truite saumonnée, un brochet de haut bord, ou même une tanche de six ou sept livres.
II est bien convenu que le poisson est beaucoup moins nourrissant que la viande, soit parce qu'il ne contient point d'osmazôme, soit parce qu'étant bien plus léger en poids, sous le même volume il contient moins de matière. Le coquillage et spécialement les huîtres fournissent peu de substance nutritive, c'est ce qui fait qu'on en peut manger beaucoup sans nuire au repas qui suit immédiatement.
On se souvient qu'autrefois un festin de quelque apparat commençait ordinairement par des huîtres, et qu'il se trouvait toujours un bon nombre de convives qui ne s'arrêtaient pas sans en avoir avalé une grosse (douze douzaines, cent quarante-quatre). J'ai voulu savoir quel était le poids de cette avant-garde, et j'ai vérifié qu'une douzaine d'huîtres (eau comprise) pesait quatre onces, poids marchand: ce qui donne pour la grosse trois livres. Or, je regarde comme certain que les mêmes personnes, qui n'en dînaient pas moins bien après les huîtres, eussent été complètement rassasiées si elles avaient mangé la même quantité de viande, quand même ç'aurait été de la chair de poulet.
Anecdote.