Physiologie du goût. Brillat-Savarin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Brillat-Savarin
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066084646
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était désignée sous le nom d'Indes occidentales;

      2° La figure du coq-d'Inde, qui est évidemment tout étrangère.

      Un savant ne pourrait pas s'y tromper.

      Mais, quoique déjà bien persuadé, j'ai fait à ce sujet des recherches assez étendues, dont je fait grâce au lecteur, et qui m'ont donné pour résultat:

      1° Que le dindon a paru en Europe vers la fin du dix-septième siècle.

      2° Qu'il a été importé par les jésuites, qui en élevaient une grande quantité, spécialement dans une ferme qu'ils possédaient aux environs de Bourges.

      3° Que c'est de là qu'ils se sont répandus peu à peu sur la surface de la France: c'est ce qui fait qu'en beaucoup d'endroits, et dans le langage familier, on disait autrefois et on dit encore un jésuite, pour désigner un dindon;

      4° Que l'Amérique est le seul endroit où on a trouvé le dindon sauvage et dans l'état de nature (il n'en existe pas en Afrique);

      5° Que dans les fermes de l'Amérique septentrionale où il est fort commun, il provient, soit des oeufs qu'on a pris et fait couver, soit des jeunes dindonneaux qu'on a surpris dans les bois et apprivoisés: ce qui fait qu'ils sont plus près de l'état de nature, et conservent davantage leur plumage primitif.

      Et vaincu par ces preuves, je conserve aux bons pères une double part de reconnaissance, car ils ont aussi importé le quinquina, qui se nommait en anglais Jésuit's bark (écorce des jésuites).

      Les mêmes recherches m'ont appris que l'espèce du coq-d'Inde s'acclimate insensiblement en France avec le temps. Des observateurs éclairés m'ont appris que vers le milieu du siècle précédent, sur vingt dindons éclos, dix à peine venaient à bien; tandis que maintenant, toutes choses égales, sur vingt on en élève quinze. Les pluies d'orage leur sont surtout funestes. Les grosses gouttes de pluie, chassées par le vent, frappent sur leur tête tendre et mal abritée, elles font périr.

      Des Dindoniphiles.

      36.--Le dindon est le plus gros, et sinon le plus fin, du moins le plus savoureux de nos oiseaux domestiques.

      Il jouit encore de l'avantage unique de réunir autour de soi toutes les classes de la société.

      Quand les vignerons et les cultivateurs de nos campagnes veulent se régaler dans les longues soirées d'hiver, que voit-on rôtir au feu brillant de la cuisine où la table est mise? un dindon.

      Quand le fabricant utile, quand l'artiste laborieux rassemble quelques amis pour jouir d'un relâche d'autant plus doux qu'il est plus rare, quelle est la pièce obligée du dîner qu'il leur offre? un dindon farci de saucisses ou de marrons de Lyon.

      Et dans nos cercles les plus éminemment gastronomiques, dans ces réunions choisies, où la politique est forcée de céder le pas aux dissertations sur le goût, qu'attend-on? que désire-t-on? que voit-on au second service? une dinde truffée!... Et mes mémoires secrets contiennent la note que son suc restaurateur a plus d'une fois éclairci des faces éminemment diplomatiques.

       Influence financière du dindon.

      37.--L'importation des dindons est devenue la cause d'une addition importante à la fortune publique, et donne lieu à un commerce assez considérable.

      Au moyen de l'éducation des dindons, les fermiers acquittent plus facilement le prix de leurs baux; les jeunes filles amassent souvent une dot suffisante, et les citadins qui veulent se régaler de cette chair étrangère sont obligés de céder leurs écus en compensation.

      Dans cet article purement financier, les dindes truffées demandent une attention particulière.

      J'ai quelque raison de croire que depuis le commencement de novembre jusqu'à la fin de février, il se consomme à Paris trois cents dindes truffées par jour: en tout trente-six mille dindes.

      Le prix commun de chaque dinde, ainsi conditionnée, est au moins de 20 fr., en tout 720,000 fr.; ce qui fait un fort joli mouvement d'argent. À quoi il faut joindre une somme pareille pour les volailles, faisans, poulets et perdrix pareillement truffés, qu'on voit chaque jour étalés dans les magasins de comestibles, pour le supplice des contemplateurs qui se trouvent trop courts pour y atteindre.

       Exploit du professeur.

       38.

      ENDANT mon séjour à Hartfort dans le Connecticut, j'ai eu le bonheur de tuer une dinde sauvage. Cet exploit mérite de passer à la postérité, et je le conterai avec d'autant plus de complaisance que c'est moi qui en suis le héros.

      Un vénérable propriétaire américain (american farmer) m'avait invité à aller chasser chez lui; il demeurait sur les derrières de l'état (back grounds), me promettait des perdrix, des écureuils gris, des dindes sauvages (wild cocks), et me donnait la faculté d'y mener avec moi un ami ou deux à mon choix.

      En conséquence, un beau jour d'octobre 1794, nous nous acheminâmes, M. King et moi, montés sur deux chevaux de louage, avec l'espoir d'arriver vers le soir à la ferme de M. Bulow, située à cinq mortelles lieues de Hartfort, dans le Connecticut.

      M. King était un chasseur d'une espèce extraordinaire; il aimait passionnément cet exercice; mais quand il avait tué une pièce de gibier, il se regardait comme un meurtrier, et faisait sur le sort du défunt des réflexions morales et des élégies qui ne l'empêchaient pas de recommencer.

      Quoique le chemin fût à peine tracé, nous arrivâmes sans accident, et nous fûmes reçus avec cette hospitalité cordiale et silencieuse qui s'exprime par des actes, c'est-à-dire qu'en peu d'instants tout fut examiné, caressé et hébergé, hommes, chevaux et chiens suivant les convenances respectives.

      Deux heures environ furent employées à examiner la ferme et ses dépendances: je décrirais tout cela si je voulais, mais j'aime mieux montrer au lecteur quatre beaux brins de fille (buxum lasses) dont M. Bulow était père, et pour qui notre arrivée était un grand événement.

      Leur âge était de seize à vingt ans; elles étaient rayonnantes de fraîcheur et de santé, et il y avait dans toute leur personne tant de simplicité, de souplesse et d'abandon, que l'action la plus commune suffisait pour leur prêter mille charmes.

      Peu après notre retour de la promenade, nous nous assîmes autour d'une table abondamment servie. Un superbe morceau de corn'd beef (boeuf à mi-sel), une oie daubée (stew'd), et une magnifique jambe de mouton (gigot), puis des racines de toute espèce (plenty), et aux deux bouts de la table deux énormes pots d'un cidre excellent dont je ne pouvais pas me rassasier.

      Quand nous eûmes montré à notre hôte que nous étions de vrais chasseurs, du moins par l'appétit, il s'occupa du but de notre voyage: il nous indiqua de son mieux les endroits où nous trouverions du gibier, les points de reconnaissance qui nous guideraient au retour, et surtout les fermes où nous pourrions trouver de quoi nous rafraîchir.

      Pendant cette conversation, les dames avaient préparé d'excellent thé, dont nous avalâmes plusieurs tasses; après quoi on nous montra une chambre à deux lits, où l'exercice et la bonne chère nous procurèrent un sommeil délicieux.

      Le lendemain, nous nous mîmes en chasse un peu tard; et parvenus au bout des défrichements faits par les ordres de M. Bulow, je me trouvai, pour la première fois, dans une forêt vierge, et où la cognée ne s'était jamais fait entendre.

      Je m'y promenais avec délices, observant les bienfaits et les ravages du temps qui crée et détruit, et je m'amusais à suivre toutes les périodes de la vie d'un chêne, depuis le moment où il sort de la terre avec deux feuilles, jusqu'à celui où il ne reste plus de lui qu'une longue trace noire, qui est la poussière de son coeur.