Physiologie du goût. Brillat-Savarin. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Brillat-Savarin
Издательство: Bookwire
Серия:
Жанр произведения: Языкознание
Год издания: 0
isbn: 4064066084646
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et se plaignait de n'en avoir jamais mangé à satiété, ou, comme il le disait: tout son soûl.

      Je résolus de lui procurer cette satisfaction, et à cet effet je l'invitai à dîner avec moi le lendemain.

      Il vint; je lui tins compagnie jusqu'à la troisième douzaine, après quoi je le laissai aller seul. Il alla ainsi jusqu'à la trente-deuxième, c'est-à-dire pendant plus d'une heure, car l'ouvreuse n'était pas bien habile.

      Cependant j'étais dans l'inaction, et comme c'est à table qu'elle est vraiment pénible, j'arrêtai mon convive au moment où il était le plus en train: «Mon cher, lui dis-je, votre destin n'est pas de manger aujourd'hui votre soûl d'huîtres, dînons.» Nous dînâmes, et il se comporta avec la vigueur et la tenue d'un homme qui aurait été à jeun.

       Muria.--Garum.

       41.

      Les anciens tiraient du poisson deux assaisonnements de très haut goût, le muria et le garum.

      E premier n'était que la saumure de thon, ou, pour parler plus exactement, la substance liquide que le mélange de sel faisait découler de ce poisson.

      Le garum, qui était plus cher, nous est beaucoup moins connu. On croit qu'on le tirait par expression des entrailles marinées du scombre ou maquereau; mais alors rien ne rendrait raison de ce haut prix. Il y a lieu de croire que c'était une sauce étrangère, et peut-être n'était-ce autre chose que le soy qui nous vient de l'Inde, et qu'on sait être le résultat de poissons fermentés avec des champignons.

      Certains peuples, par leur position, sont réduits à vivre presque uniquement de poisson; ils en nourrissent pareillement leurs animaux de travail, que l'habitude finit par soumettre à ces aliments insolites; ils en fument même leurs terres, et cependant la mer qui les environne ne cesse pas de leur en fournir toujours la même quantité.

      On a remarqué que ces peuples ont moins de courage que ceux qui se nourrissent de chair; ils sont pâles, ce qui n'est point étonnant, parce que, d'après les éléments dont le poisson est composé, il doit plus augmenter la lymphe que réparer le sang.

      On a pareillement observé parmi les nations ichthyophages des exemples nombreux de longévité, soit parce qu'une nourriture peu substantielle et plus légère leur sauve les inconvénients de la pléthore, soit que les sucs qu'elle contient, n'étant destinés par la nature qu'à former au plus des arêtes et des cartilages qui n'ont jamais une grande durée, l'usage habituel qu'en font les hommes retarde chez eux de quelques années la solidification de toutes les parties du corps, qui devient enfin la cause nécessaire de la mort naturelle.

      Quoi qu'il en soit, le poisson, entre les mains d'un préparateur habile, peut devenir une source inépuisable de jouissances gustuelles; on le sert entier, dépecé, tronçonné, à l'eau, à l'huile, au vin, froid, chaud, et toujours il est également bien reçu; mais il ne mérite jamais un accueil plus distingué que lorsqu'il parait sous la forme d'une matelotte.

      Ce ragoût, quoiqu'imposé par la nécessité aux mariniers qui parcourent nos fleuves, et perfectionné seulement par les cabaretiers du bord de l'eau, ne leur est pas moins redevable d'une bonté que rien ne surpasse; et les ichthyophiles ne les voient jamais paraître sans exprimer leur ravissement, soit à cause de la franchise de son goût, soit parce qu'il réunit plusieurs qualités, soit enfin parce qu'on peut en manger presque indéfiniment sans craindre ni la satiété ni l'indigestion.

      La gastronomie analytique a cherché à examiner quels sont, sur l'économie animale, les effets du régime ichthyaque, et des observations unanimes ont démontré qu'il agit fortement sur le génésique, et éveille chez les deux sexes l'instinct de la production.

      L'effet une fois connu, on en trouva d'abord deux causes tellement immédiates qu'elles étaient à la portée de tout le monde, savoir: 1° diverses manières de préparer le poisson, dont les assaisonnements sont évidemment irritants, tel que le caviar, les harengs saurs, le thon mariné, la morue, le stock-fish, et autres pareils; 2° les sucs divers dont le poisson est imbibé, qui sont éminemment inflammables, et s'oxygènent et se rancissent par la digestion.

      Une analyse plus profonde en a découvert une troisième encore plus active, savoir: la présence du phosphore qui se trouve tout formé dans les laites, et qui ne manque pas de se montrer en décomposition.

      Ces vérités physiques étaient sans doute ignorées de ces législateurs ecclésiastiques qui imposèrent la diète quadragésimale à diverses communautés de moines, telles que les Chartreux, les Récollets, les Trappistes et les Carmes Déchaux réformés par sainte Thérèse; car on ne peut pas supposer qu'ils aient eu pour but de rendre encore plus difficile l'observance du but de chasteté, déjà si antisocial.

      Sans doute, dans cet état de choses, des victoires éclatantes ont été remportées, des sens bien rebelles ont été soumis; mais aussi que de chutes! que de défaites! Il faut qu'elles aient été bien avérées, puisqu'elles finirent par donner à un ordre religieux une réputation semblable à celle d'Hercule chez les filles de Danaüs, ou du maréchal de Saxe auprès de mademoiselle Lecouvreur.

      Au reste, ils auraient pu être éclairés par une anecdote déjà ancienne, puisqu'elle nous est venue par les croisades.

      Le sultan Saladin, voulant éprouver jusqu'à quel point pouvait aller la continence des derviches, en prit deux dans son palais, et pendant un certain espace de temps les fit nourrir des viandes les plus succulentes.

      Bientôt la trace des sévérités qu'ils avaient exercées sur eux-mêmes s'effaça, et leur embonpoint commença à reparaître.

      Dans cet état, on leur donna pour compagnes deux odalisques d'une beauté toute puissante, mais elles échouèrent dans leurs attaques les mieux dirigées, et les deux saints sortirent d'une épreuve aussi délicate, purs comme le diamant de Visapour.

      Le sultan les garda encore dans son palais, et pour célébrer leur triomphe, leur fit faire pendant plusieurs semaines une chère également soignée, mais exclusivement en poisson.

      À peu de jours, on les soumit de nouveau au pouvoir réuni de la jeunesse et de la beauté; mais cette fois, la nature fut la plus forte, et les trop heureux cénobites succombèrent... étonnamment.

      Dans l'état actuel de nos connaissances, il est probable que, si le cours des choses ramenait quelque ordre monacal; les supérieurs chargés de les diriger adopteraient un régime plus favorable à l'accomplissement de leurs devoirs.

       Réflexion philosophique.

      42.--Le poisson, pris dans la collection de ses espèces, est pour le philosophe un sujet inépuisable de méditation et d'étonnement.

      Les formes variées de ces étranges animaux, les sens qui leur manquent, la restriction de ceux qui leur ont été accordés, leurs diverses manières d'exister, l'influence qu'a dû exercer sur tout cela la différence du milieu dans lequel ils sont destinés à vivre, respirer et se mouvoir, étendent la sphère de nos idées et des modifications indéfinies qui peuvent résulter de la matière, du mouvement et de la vie.

      Quant à moi, j'ai pour eux un sentiment qui ressemble au respect, et qui naît de persuasion intime où je suis que ce sont des créatures évidemment antédiluviennes; car le grand cataclysme, qui noya nos grands-oncles vers le dix-huitième siècle de la création du monde, ne fut pour les poissons qu'un temps de joie, de conquête, de festivité.

      § VII.--Des Truffes.

       43.

      UI dit truffe prononce un grand mot qui réveille des souvenirs érotiques et gourmands chez le sexe portant jupes,