Durant les trois longues années que Léon passa loin d'elle, Clémentine sentit à peine qu'elle était seule. Elle aimait, elle se savait aimée, elle avait foi dans l'avenir; elle vivait de tendresse intérieure et de discrète espérance, et ce coeur noble et délicat ne demandait rien de plus.
Mais ce qui étonna bien son fiancé, sa tante et elle-même, ce qui déroute singulièrement toutes les théories les plus accréditées sur le coeur féminin, ce que la raison se refuserait à croire si les faits n'étaient pas là, c'est que le jour où elle avait revu le mari de son choix, une heure après s'être jetée dans les bras de Léon avec une grâce si étourdie, Clémentine se sentit brusquement envahie par un sentiment nouveau qui n'était ni l'amour, ni l'amitié, ni la crainte, mais qui dominait tout cela et parlait en maître dans son coeur,
Depuis l'instant où Léon lui avait montré la figure du colonel, elle s'était éprise d'une vraie passion pour cette momie anonyme. Ce n'était rien de semblable à ce qu'elle éprouvait pour le fils de Mr Renault, mais c'était un mélange d'intérêt, de compassion et de respectueuse sympathie,
Si on lui avait conté quelque beau fait d'armes, une histoire romanesque dont le colonel eût été le héros, cette impression se fût légitimée ou du moins expliquée. Mais non; elle ne savait rien de lui, sinon qu'il avait été condamné comme espion par un conseil de guerre, et pourtant c'est de lui qu'elle rêva, la nuit même qui suivit le retour de Léon.
Cette incroyable préoccupation se manifesta d'abord sous une forme religieuse. Elle fit dire une messe pour le repos de l'âme du colonel; elle pressa Léon de préparer ses funérailles, elle choisit elle-même le terrain où il devait être enseveli. Ces soins divers ne lui firent jamais oublier sa visite quotidienne à la boîte de noyer, ni la génuflexion respectueuse auprès du mort, ni le baiser fraternel ou filial qu'elle déposait régulièrement sur son front. La famille Renault finit par s'inquiéter de symptômes si bizarres; elle hâta l'enterrement du bel inconnu, pour s'en débarrasser au plus tôt. Mais la veille du jour fixé pour la cérémonie, Clémentine changea d'avis. «De quel droit allait-on emprisonner dans la tombe un homme qui n'était peut-être pas mort? Les théories du savant docteur Meiser n'étaient pas de celles qu'on peut rejeter sans examen. La chose valait au moins quelques jours de réflexion. N'était-il pas possible de soumettre le corps du colonel à quelques expériences? Le professeur Hirtz, de Berlin, avait promis d'envoyer à Léon des documents précieux sur la vie et la mort de ce malheureux officier; on ne pouvait rien entreprendre avant de les avoir reçus; on devait écrire à Berlin pour hâter l'envoi de ces pièces.» Léon soupira, mais il obéit docilement, à ce nouveau caprice. Il écrivit à Mr Hirtz.
Clémentine trouva un allié dans cette seconde campagne: c'était Mr le docteur Martout. Médecin assez médiocre dans la pratique et beaucoup trop dédaigneux de la clientèle, Mr Martout ne manquait pas d'instruction. Il étudiait depuis longtemps cinq ou six grandes questions de physiologie, comme les reviviscences, les générations spontanées et tout ce qui s'ensuit. Une correspondance régulière le tenait au courant de toutes les découvertes modernes; il était l'ami de Mr Pouchet, de Rouen; il connaissait le célèbre Karl Nibor qui a porté si haut et si loin l'usage du microscope. Mr Martout avait desséché et ressuscité des milliers d'anguillules, de rotifères et de tardigrades; il pensait que la vie n'est autre chose que l'organisation en action, et que l'idée de faire revivre un homme desséché n'a rien d'absurde en elle-même. Il se livra à de longues méditations, lorsque Mr Hirtz envoya de Berlin la pièce suivante, dont l'original est classé dans les manuscrits de la collection Humboldt.
VII – Testament du professeur Meiser en faveur du colonel desséché
Aujourd'hui 20 janvier 1824, épuisé par une cruelle maladie et sentant approcher le jour où ma personne s'absorbera dans le grand tout.
J'ai écrit de ma main ce testament, qui est l'acte de ma dernière volonté.
J'institue en qualité d'exécuteur testamentaire, mon neveu, Nicolas Meiser, riche brasseur en cette ville de Dantzig.
Je lègue mes livres, papiers et collections généralement quelconques, sauf la pièce 3712, à mon très estimable et très savant ami, Mr de Humboldt.
Je lègue la totalité de mes autres biens, meubles et immeubles, évalués à 100 000 thalers de Prusse ou 375 000 francs, à Mr le colonel Pierre-Victor Fougas, actuellement desséché, mais vivant, et inscrit dans mon catalogue sous le n° 3712 (Zoologie).
Puisse-t-il agréer ce faible dédommagement des épreuves qu'il a subies dans mon cabinet, et du service qu'il a rendu à la science.
Afin que mon neveu Nicolas Meiser se rende un compte exact des devoirs que je lui laisse à remplir, j'ai résolu de consigner ici l'histoire détaillée de la dessiccation de Mr le colonel Fougas, mon légataire universel.
C'est le 11 novembre de la malheureuse année 1813 que mes relations avec ce brave jeune homme ont commencé. J'avais quitté depuis longtemps la ville de Dantzig, où le bruit du canon et le danger des bombes rendaient tout travail impossible, et je m'étais retiré avec mes instruments et mes livres sous la protection des armées alliées, dans le village fortifié de Liebenfeld. Les garnisons françaises de Dantzig, de Stettin, de Custrin, de Glogau, de Hambourg et de plusieurs autres villes allemandes ne pouvaient communiquer entre elles ni avec leur patrie; cependant le général Rapp se défendait obstinément contre la flotte anglaise et l'armée russe. Mr le colonel Fougas fut pris par un détachement du corps Barclay de Tolly, comme il cherchait à passer la Vistule sur la glace, en se dirigeant vers Dantzig. On l'amena prisonnier à Liebenfeld le 11 novembre, à l'heure de mon souper, et le bas officier Garok, qui commandait le village, me fit requérir de force pour assister à l'interrogatoire et servir d'interprète.
La figure ouverte, la voix mâle, la résolution fière et la belle attitude de cet infortuné me gagnèrent le coeur. Il avait fait le sacrifice de sa vie. Son seul regret, disait-il, était d'échouer au port, après avoir traversé quatre armées, et de ne pouvoir exécuter les ordres de l'empereur. Il paraissait animé de ce fanatisme français qui a fait tant de mal à notre chère Allemagne, et pourtant je ne sus pas m'empêcher de le défendre, et je traduisis ses paroles moins en interprète qu'en avocat. Malheureusement on avait trouvé sur lui une lettre de Napoléon au général Rapp, dont j'ai conservé copie:
«Abandonnez Dantzig, forcez le blocus, réunissez-vous aux garnisons de Stettin, de Gustrin et de Glogau, marchez sur l'Elbe, entendez-vous avec Saint-Cyr et Davoust pour concentrer les forces éparses à Dresde, Torgau, Wittemberg, Magdebourg et Hambourg; faites la boule de neige; traversez la Westphalie qui est libre et venez défendre la ligne du Rhin avec une armée de 170 000 Français que vous sauvez!»
«NAPOLÉON.»
Cette lettre fut envoyée à l'état-major de l'armée russe, tandis qu'une demi-douzaine de militaires illettrés, ivres de joie et de brandevin, condamnaient le brave colonel du 23ème de ligne à la mort des espions et des traîtres. L'exécution fut fixée au lendemain 12, et Mr Pierre-Victor Fougas, après m'avoir remercié et embrassé avec la sensibilité la plus touchante (il est époux et père), se vit enfermer dans la petite tour crénelée de Liebenfeld, où le vent soufflait terriblement par toutes les meurtrières.
La nuit du 11 au 12 novembre fut une des plus rigoureuses de ce terrible hiver. Mon thermomètre à minima, suspendu hors de ma fenêtre à l'exposition sud-est, indiquait 19 degrés centigrades au-dessous de zéro. Je sortis au petit jour pour dire un dernier adieu à Mr le colonel, et je rencontrai le bas officier Garok qui me dit en mauvais allemand:
– Nous n'aurons pas besoin