Sachant qu'il avait passé plusieurs nuits sans dormir et supporté des fatigues extraordinaires, je ne doutais point qu'il ne se fût laissé prendre de ce sommeil profond et léthargique qu'entraîne un froid intense, et qui, trop prolongé, ralentit la respiration et la circulation au point que les moyens les plus délicats de l'observation médicale sont nécessaires pour constater la persistance de la vie. Le pouls était insensible, ou tout au moins mes doigts engourdis par le froid ne le sentaient pas. La dureté de mon ouïe (j'étais alors dans ma soixante-neuvième année) m'empêcha de constater par l'auscultation si les bruits du coeur révélaient encore ces battements faibles, mais prolongés, que l'oreille peut encore entendre lorsque la main ne les perçoit déjà plus.
Mr le colonel se trouvait à cette période de l'engourdissement causé par le froid, où pour réveiller un homme sans le faire mourir, des soins nombreux et délicats deviennent nécessaires. Quelques heures encore, et la congélation allait survenir, et avec elle l'impossibilité du retour à la vie.
J'étais dans la plus grande perplexité. D'un côté, je le sentais mourir par congélation entre mes mains; de l'autre, je ne pouvais pas à moi seul l'entourer de tous les soins indispensables. Si je lui appliquais des excitants sans lui faire frictionner à la fois le tronc et les membres par trois ou, quatre aides vigoureux, je ne le réveillais que pour le voir mourir. J'avais encore sous les yeux le spectacle de cette belle jeune fille asphyxiée dans un incendie, que je parvins à ranimer en lui promenant des charbons ardents sous les clavicules, mais qui ne put qu'appeler sa mère et mourut presque aussitôt malgré l'emploi des excitants à l'intérieur et de l'électricité pour déterminer les contractions du diaphragme et du coeur.
Et quand même je serais parvenu à lui rendre la force et la santé, n'était-il pas condamné par le conseil de guerre? L'humanité ne me défendait-elle pas de l'arracher à ce repos voisin de la mort pour le livrer aux horreurs du supplice?
Je dois avouer aussi qu'en présence de cet organisme où la vie était suspendue, mes idées sur la résurrection prirent sur moi comme un nouvel empire. J'avais si souvent desséché et fait revivre des êtres assez élevés dans la série animale, que je ne doutais pas du succès de l'opération, même sur un homme. À moi seul, je ne pouvais ranimer et sauver Mr le colonel; mais j'avais dans mon laboratoire tous les instruments nécessaires pour le dessécher sans aide.
En résumé, trois partis s'offraient à moi: 1° laisser Mr le colonel dans la tour crénelée, où il aurait péri le jour même par congélation; 2° le ranimer par des excitants, au risque de le tuer, et pourquoi? pour le livrer, en cas de succès, à un supplice inévitable; 3° le dessécher dans mon laboratoire avec la quasi certitude de le ressusciter après la paix. Tous les amis de l'humanité comprendront sans doute que je ne pouvais pas hésiter longtemps.
Je fis appeler le bas officier Garok, et je le priai de me vendre le corps du colonel. Ce n'était pas la première fois que j'achetais un cadavre pour le disséquer, et ma demande n'excita aucun soupçon. Marché conclu, je donnai quatre bouteilles de Kirschen-Wasser, et bientôt deux soldats russes m'apportèrent sur un brancard Mr le colonel Fougas.
Dès que je fus seul avec lui, je lui piquai le doigt: la pression fit sortir une goutte de sang. La placer sous un microscope, entre deux lamelles de verre, fut pour moi l'affaire d'une minute. Ô bonheur! la fibrine n'était pas coagulée! Les globules rouges se montraient nettement circulaires, aplatis, biconcaves, sans crénelures, ni dentelures, ni gonflement sphéroïdal. Les globules blancs se déformaient et reprenaient alternativement la forme sphérique, pour se déformer encore lentement par de délicates expansions. Je ne m'étais donc pas trompé, c'était bien un homme engourdi que j'avais sous les yeux et non un cadavre!
Je le portai sur une balance. Il pesait cent quarante livres, ses vêtements compris. Je n'eus garde de le déshabiller, car j'avais reconnu que les animaux desséchés directement au contact de l'air mouraient plus souvent que ceux qui étaient restés couverts de mousse et d'autres objets mous pendant l'épreuve de la dessiccation.
Ma grande machine pneumatique, son immense plateau, son énorme cloche ovale en fer battu qu'une crémaillère glissant sur une poulie attachée solidement au plafond élevait et abaissait sans peine grâce à son treuil, tous ces mille et un mécanismes que j'avais si laborieusement préparés nonobstant les railleries de mes envieux, et que je me désolais de voir inutiles, allaient donc trouver leur emploi. Des circonstances inattendues venaient enfin de me procurer un sujet d'expériences tel que j'avais vainement essayé d'en obtenir en cherchant à engourdir des chiens, des lapins, des moutons et d'autres mammifères à l'aide de mélanges réfrigérants. Depuis longtemps, sans doute, ces résultats auraient été obtenus si j'avais été aidé de ceux qui m'entouraient, au lieu d'être l'objet de leurs railleries; si nos ministres m'avaient appuyé de leur autorité au lieu de me traiter comme un esprit subversif.
Je m'enfermai en tête-à-tête avec le colonel, et je défendis même à la vieille Gretchen, ma gouvernante, aujourd'hui défunte, de me troubler dans mon travail. J'avais remplacé le pénible levier des anciennes machines pneumatiques par une roue munie d'un excentrique qui transformait le mouvement circulaire de l'axe en mouvement rectiligne appliqué aux pistons: la roue, l'excentrique, la bielle, le genou de l'appareil fonctionnaient admirablement et me permettaient de tout faire par moi-même. Le froid ne gênait pas le jeu de la machine et les huiles n'étaient pas figées: je les avais purifiées moi-même par un procédé nouveau fondé sur les découvertes alors récentes du savant français Mr Chevreul.
Après avoir étendu le corps sur le plateau de la machine pneumatique, abaissé la cloche et luté les bords, j'entrepris de le soumettre graduellement à l'action du vide sec et à froid. Des capsules remplies de chlorure de calcium étaient placées autour de Mr le colonel pour absorber l'eau qui allait s'évaporer de son corps, et hâter la dessiccation.
Certes, je me trouvais dans la meilleure situation possible pour amener le corps humain à un état de dessèchement graduel sans cessation brusque des fonctions, sans désorganisation des tissus ou des humeurs. Rarement mes expériences sur les rotifères et les tardigrades avaient été entourées de pareilles chances de succès, et elles avaient toujours réussi. Mais la nature particulière du sujet et les scrupules spéciaux qu'il imposait à ma conscience, m'obligeaient de remplir un certain nombre de conditions nouvelles, que j'avais d'ailleurs prévues depuis longtemps. J'avais eu soin de ménager une ouverture aux deux bouts de ma cloche ovale et d'y sceller une épaisse glace, qui me permettait de suivre de l'oeil les effets du vide sur Mr le colonel. Je m'étais bien gardé de fermer les fenêtres de mon laboratoire, de peur qu'une température trop élevée ne fît cesser la léthargie du sujet ou ne déterminât quelque altération des humeurs. Si le dégel était survenu, c'en était fait de mon expérience. Mais le thermomètre se maintint durant plusieurs jours entre 6 et 8 degrés au-dessous de zéro, et je fus assez heureux pour voir le sommeil léthargique se prolonger, sans avoir à craindre la congélation des tissus.
Je commençai par pratiquer le vide avec une extrême lenteur, de crainte que les gaz dissous dans le sang, devenus libres par la différence de leur tension avec celle de l'air raréfié, ne vinssent à se dégager dans les vaisseaux et à déterminer la mort immédiate. Je surveillais en outre à chaque instant les effets du vide sur les gaz de l'intestin, car en se dilatant intérieurement à mesure que la pression de l'air diminuait autour du corps, ils auraient pu amener des désordres graves. La longue conservation des tissus n'en eût pas été affectée, mais il suffisait d'une lésion intérieure pour déterminer la mort après quelques heures de reviviscence. C'est ce qu'on observe assez souvent chez les animaux desséchés sans précaution.
À plusieurs reprises, un gonflement trop rapide de l'abdomen vint me mettre en garde contre le danger que je redoutais et je fus obligé de laisser rentrer un peu d'air sous la cloche. Enfin la cessation de tous les phénomènes de cet ordre me prouva que les gaz avaient disparu par exosmose ou avaient été expulsés par la contraction spontanée