Léon admira tout ce qu'elle voulut. Le fait est qu'il n'avait d'yeux que pour elle. La grotte de Polyphonie et l'antre de Cacus lui auraient semblé plus riants que les jardins d'Armide si le petit peignoir rose de Clémentine s'était promené par là.
Il lui demanda si elle n'aurait point de regret à quitter une retraite si charmante et qu'elle avait embellie avec tant de soins.
– Pourquoi? répondit-elle sans rougir. Nous n'irions pas bien loin, et, d'ailleurs, ne viendrons-nous pas ici tous les jours?
Ce prochain mariage était une chose si bien décidée qu'on n'en avait pas même parlé la veille. Il ne restait plus qu'à publier les bans et à fixer la date. Clémentine, coeur simple et droit, s'exprimait sans embarras et sans fausse pudeur sur un événement si prévu, si naturel et si agréable. Elle avait donné son avis à Mme Renault sur la distribution du nouvel appartement, et choisi les tentures elle-même; elle ne fit pas plus de façons pour causer avec son mari de cette bonne vie en commun qui allait commencer pour eux, des témoins qu'on inviterait au mariage, des visites de noce qu'on ferait ensuite, du jour qui serait consacré aux réceptions, du temps qu'on réserverait pour l'intimité et pour le travail. Elle s'enquit des occupations que Léon voulait se créer et des heures qu'il donnait de préférence à l'étude. Cette excellente petite femme aurait été honteuse de porter le nom d'un oisif, et malheureuse de passer ses jours auprès d'un désoeuvré. Elle promettait d'avance à Léon de respecter son travail comme une chose sainte. De son côté, elle comptait bien aussi mettre le temps à profit et ne pas vivre les bras croisés. Dès le début, elle prendrait soin du ménage, sous la direction de Mme Renault qui commençait à trouver la maison un peu lourde. Et puis, n'aurait-elle pas bientôt des enfants à nourrir, à élever, à instruire? C'était un noble et utile plaisir qu'elle ne voudrait pas partager avec personne. Elle enverrait pourtant ses fils au collège pour les former à la vie en commun et leur apprendre de bonne heure les principes de justice et d'égalité qui sont le fond de tout homme de bien. Léon la laissait dire ou l'interrompait pour lui donner raison, car ces deux jeunes gens, élevés l'un pour l'autre et nourris des mêmes idées, voyaient tout avec les mêmes yeux. L'éducation, avant l'amour, avait créé cette douce harmonie.
– Savez-vous, dit Clémentine, que j'ai senti hier une palpitation terrible au moment d'entrer chez vous?
– Si vous croyez que mon coeur battait moins fort que le vôtre!…
– Oh! mais moi, c'est autre chose: j'avais peur.
– Et de quoi?
– J'avais peur de ne pas vous retrouver tel que je vous voyais dans ma pensée. Songez donc qu'il y avait plus de trois ans que nous nous étions dit adieu! Je me souvenais fort bien de ce que vous étiez au départ, et l'imagination aidant un peu à la mémoire, je reconstruisais mon Léon tout entier. Mais si vous n'aviez plus été ressemblant! Que serrais-je devenue en présence d'un nouveau Léon, moi qui avais pris la douce habitude d'aimer l'autre?
– Vous me faites frémir. Mais votre premier abord m'a rassuré d'avance.
– Chut! monsieur. Ne parlons pas de ce premier abord. Vous me forceriez à rougir une seconde fois. Parlons plutôt du pauvre colonel qui m'a fait répandre tant de larmes. Comment va-t-il ce matin?
– J'ai oublié de lui demander de ses nouvelles, mais si vous en désirez…
– C'est inutile. Vous pouvez lui annoncer ma visite pour aujourd'hui. Il faut absolument que je le revoie au grand jour.
– Vous seriez bien aimable de renoncer à cette fantaisie.
Pourquoi vous exposer encore à des émotions pénibles?
– C'est plus fort que moi. Sérieusement, mon cher Léon, ce vieillard m'attire.
– Pourquoi vieillard? Il a l'air d'un homme qui est mort entre vingt-cinq et trente ans.
– Êtes-vous bien sûr qu'il soit mort? J'ai dit vieillard, à cause d'un rêve que j'ai fait cette nuit.
– Ah! vous aussi?
– Oui. Vous vous rappelez comme j'étais agitée en vous quittant. Et puis, j'avais été grondée par ma tante. Et puis, je me rappelais des spectacles terribles, ma pauvre mère couchée sur son lit de mort… Enfin, j'avais l'esprit frappé.
– Pauvre cher petit coeur!
– Cependant, comme je ne voulais plus penser à rien, je me couchai bien vite et je fermai les yeux de toutes mes forces, si bien que je m'endormis. Je ne tardai pas à revoir le colonel. Il était couché comme je l'avais vu, dans son triple cercueil, mais il avait de longs cheveux blancs et la figure la plus douce et la plus vénérable. Il nous priait de le mettre en terre sainte, et nous le portions, vous et moi, au cimetière de Fontainebleau. Arrivés devant la tombe de ma mère, nous vîmes que le marbre était déplacé. Ma mère, en robe blanche, au fond du caveau, s'était rangée pour faire une place à côté d'elle et elle semblait attendre le colonel. Mais toutes les fois que nous essayions de le descendre, son cercueil nous échappait des mains et restait suspendu dans l'air, comme s'il n'eût rien pesé. Je distinguais les traits du pauvre vieillard, car sa triple caisse était devenue aussi transparente que la lampe d'albâtre qui brûle au plafond de ma chambre. Il était triste, et son oreille brisée saignait abondamment. Tout à coup il s'échappa de nos mains, le cercueil s'évanouit, je ne vis plus que lui, pâle comme une statue et grand comme les plus hauts chênes du bas Bréau. Ses épaulettes d'or s'allongèrent et devinrent des ailes, et il s'éleva dans le ciel en nous bénissant des deux mains. Je m'éveillai, tout en larmes, mais je n'ai pas conté ce rêve à ma tante, elle m'aurait encore grondée.
– Il ne faut gronder que moi, ma chère Clémentine. C'est ma faute si votre doux sommeil est troublé par des visions de l'autre monde. Mais tout cela finira bientôt: dès aujourd'hui je vais m'enquérir d'un logement définitif à l'usage du colonel.
VI – Un caprice de jeune fille
Clémentine avait le coeur très neuf. Avant de connaître Léon, elle n'avait aimé qu'une seule personne: sa mère. Ni cousins, ni cousines, ni oncles, mi tantes, ni grands-pères, ni grand-mères n'avaient éparpillé, en le partageant, ce petit trésor d'affection que les enfants bien nés apportent au monde. Sa grand-mère, Clémentine Pichon, mariée à Nancy en janvier 1814, était morte trois mois plus tard dans la banlieue de Toulon, à la suite de ses premières couches. Son grand-père, Mr Langevin, sous-intendant militaire de première classe, resté veuf avec une fille au berceau, s'était consacré à l'éducation de cette enfant. Il l'avait donnée en 1835 à un homme estimable et charmant, Mr Sambucco, Italien d'origine, né en France et procureur du roi près le tribunal de Marseille. En 1838, Mr Sambucco, qui avait un peu d'indépendance parce qu'il avait un peu d'aisance, encourut très honorablement la disgrâce du garde des sceaux. Il fut nommé avocat général à la Martinique, et après quelques jours d'hésitation, il accepta ce déplacement au long cours. Mais le vieux Langevin ne se consola pas si facilement du départ de sa fille: il mourut deux ans plus tard, sans avoir embrassé la petite Clémentine, à qui il devait servir de parrain. Mr Sambucco, son gendre, périt en 1843, dans un tremblement de terre; les journaux de la colonie et de la métropole ont raconté alors comment il avait été victime de son dévouement. À la suite de cet affreux malheur, la jeune veuve se hâta de repasser les mers avec sa fille. Elle s'établit à Fontainebleau, pour que l'enfant vécût en bon air: Fontainebleau est une des villes les plus saines de la France. Si Mme Sambucco avait été aussi bon administrateur qu'elle était bonne mère, elle eût laissé à Clémentine une fortune respectable, mais elle géra mal ses affaires et se mit dans de grands embarras. Un notaire du pays lui emporta une somme assez ronde; deux fermes qu'elle avait payées cher ne rendaient presque rien. Bref, elle ne savait plus où elle en était et elle commençait à perdre la tête, lorsqu'une soeur de son mari, vieille fille dévote et pincée, témoigna le désir de vivre avec elle et de mettre tout en commun. L'arrivée de cette haridelle aux dents longues effraya singulièrement la petite Clémentine, qui se cachait sous tous les meubles