Léon, armé d'un trousseau de petites clefs, ouvrait les malles l'une après l'autre. Clémentine était assise en face de lui sur une grande boîte de forme oblongue, et elle le regardait de tous ses yeux avec plus d'affection que de curiosité. On commença par mettre à part deux énormes caisses carrées qui ne renfermaient que des échantillons de minéralogie, après quoi l'on passa la revue des richesses de toute sorte que l'ingénieur avait serrées dans son linge et ses vêtements.
Une douce odeur de cuir de Russie, de thé de caravane, de tabac du Levant et d'essence de rosés se répandit bientôt dans l'atelier. Léon rapportait un peu de tout, suivant l'usage des voyageurs riches qui ont laissé derrière eux une famille et beaucoup d'amis: Il exhiba tour à tour des étoffes asiatiques, des narghilés d'argent repoussé qui viennent de Perse, des boîtes de thé, des sorbets à la rose, des essences précieuses, des tissus d'or de Tarjok, des armes antiques, un service d'argenterie niellée de la fabrique de Toula, des pierreries montées à la russe, des bracelets du Caucase, des colliers d'ambre laiteux et un sac de cuir rempli de turquoises, comme on en vend à la foire de Nijni-Novgorod. Chaque objet passait de main en main, au milieu des questions, des explications et des interjections de toute sorte. Tous les amis qui se trouvaient là reçurent les présents qui leur étaient destinés. Ce fut un concert de refus polis, d'insistances amicales et de remerciements sur tous les tons. Inutile de dire que la plus grosse part échut à Clémentine; mais elle ne se fit pas prier, car, au point où l'on en était, toutes ces belles choses entraient dans la corbeille et ne sortaient pas de la famille.
Léon rapportait à son père une robe de chambre trop belle, en étoffe brochée d'or, quelques livres anciens trouvés à Moscou, un joli tableau de Greuze, égaré par le plus grand des hasards dans une ignoble boutique du Gastinitvor, deux magnifiques échantillons de cristal de roche et une canne de Mr de Humboldt:
– Tu vois, dit-il à Mr Renault en lui mettant dans les mains ce jonc historique, le post-scriptum de ta dernière lettre n'est pas tombé dans l'eau.
Le vieux professeur reçut ce présent avec une émotion visible.
– Je ne m'en servirai jamais, dit-il à son fils: le Napoléon de la science l'a tenue dans sa main. Que penserait-on si un vieux sergent comme moi se permettait de la porter dans ses promenades en forêt? Et les collections? Tu n'as rien pu en acheter? Se sont-elles vendues bien cher?
– On ne les a pas vendues, répondit Léon. Tout est entré dans le musée national de Berlin. Mais dans mon empressement à te satisfaire, je me suis fait voler d'une étrange façon. Le jour même de mon arrivée, j'ai fait part de ton désir au domestique de place qui m'accompagnait. Il m'a juré qu'un petit brocanteur juif de ses amis, du nom de Ritter, cherchait à vendre une très belle pièce anatomique, provenant de la succession. J'ai couru chez le juif, examiné la momie, car c'en était une, et payé sans marchander le prix qu'on en voulait. Mais le lendemain, un ami de Mr de Humboldt, le professeur Hirtz, m'a conté l'histoire de cette guenille humaine, qui traînait en magasin depuis plus de dix ans, et qui n'a jamais appartenu à Mr de Humboldt. Où diable Gothon l'a-t-elle fourrée? Ah! Mlle Clémentine est dessus.
Clémentine voulut se lever, mais Léon la fit rasseoir.
– Nous avons bien le temps, dit-il, de regarder cette vieillerie, et d'ailleurs vous devinez que ce n'est pas un spectacle riant. Voici l'histoire que le père Hirtz m'a contée; du reste il m'a promis de m'envoyer copie d'un mémoire assez curieux sur ce sujet. Ne vous en allez pas encore, ma bonne demoiselle Sambucco! C'est un petit roman militaire et scientifique. Nous regarderons la momie lorsque je vous aurai mis au courant de ses malheurs.
– Parbleu! s'écria Mr Audret, l'architecte du château, c'est le roman de la momie que tu vas nous réciter. Trop tard, mon pauvre Léon: Théophile Gautier a pris les devants, dans le feuilleton du Moniteur, et tout le monde la connaît, ton histoire égyptienne!
– Mon histoire, dit Léon, n'est pas plus égyptienne que Manon Lescaut. Notre bon docteur Martout, ici présent, doit connaître le nom du professeur Jean Meiser de Dantzig; il vivait au commencement de notre siècle, et je crois que ses derniers ouvrages sont de 1824 ou 1825.
– De 1823, répondit Mr Martout. Meiser est un des savants qui ont fait le plus d'honneur à l'Allemagne. Au milieu des guerres épouvantables qui ensanglantaient sa patrie, il poursuivit les travaux de Leeuwenkoeck, de Baker, de Needham, de Fontana, et de Spallanzani sur les animaux reviviscents. Notre école honore en lui un des pères de la biologie moderne.
– Dieu! Les vilains grands mots! s'écria Mlle Sambucco. Est-il permis de retenir les gens à pareille heure pour leur faire écouter de l'allemand!
Clémentine essaya de la calmer.
– N'écoutez pas les grands mots, ma chère petite tante; ménagez- vous pour le roman, puisqu'il y en a un!
– Un terrible, dit Léon. Mlle Clémentine est assise sur une victime humaine, immolée à la science par le professeur Meiser.
Pour le coup, Clémentine se leva, et vivement, son fiancé lui offrit une chaise et s'assit lui-même à la place qu'elle venait de quitter. Les auditeurs, craignant que le roman de Léon fût en plusieurs volumes, prirent position autour de lui, qui sur une malle, qui dans un fauteuil.
III – Le crime du savant professeur Meiser
– Mesdames, dit Léon, le professeur Meiser n'était pas un malfaiteur vulgaire, mais un homme dévoué à la science et à l'humanité. S'il tua le colonel français qui repose en ce moment sous les basques de ma redingote, c'était d'abord pour lui conserver la vie, ensuite pour éclaircir une question qui vous intéresse vous-mêmes au plus haut, point.
«La durée de notre existence est infiniment trop courte. C'est un fait que nul homme ne saurait contester. Dire que dans cent ans aucune des neuf ou dix personnes qui sont réunies dans cette maison n'habitera plus à la surface de la terre! N'est-ce pas une chose navrante?
Mlle Sambucco poussa un gros soupir. Léon poursuivit:
«Hélas! mademoiselle, j'ai bien des fois soupiré comme vous, à l'idée de cette triste nécessité. Vous avez une nièce, la plus jolie et la plus adorable de toutes les nièces, et l'aspect de son charmant visage vous réjouit le coeur. Mais vous désirez quelque chose de plus; vous ne serez satisfaite que lorsque vous aurez vu courir vos petits-neveux. Vous les verrez, j'y compte bien. Mais verrez-vous leurs enfants? c'est douteux. Leurs petits-enfants? C'est impossible. Pour ce qui est la dixième, vingtième, trentième génération, il n'y faut pas songer.
«On y songe pourtant, et il n'est peut-être pas un homme qui ne se soit dit au moins une fois dans sa vie: «Si je pouvais renaître dans deux cents ans!» Celui-ci voudrait revenir sur la terre pour chercher des nouvelles de sa famille, celui-là de sa dynastie. Un philosophe est curieux de savoir si les idées qu'il a semées auront porté des fruits; un politique si son parti aura pris le dessus; un avare, si ses héritiers n'auront pas dissipé la fortune qu'il a faite; un simple propriétaire, si les arbres de son jardin auront grandi. Personne n'est indifférent aux destinées futures de ce monde que nous traversons au galop dans l'espace de quelques années et pour n'y plus revenir. Que de gens ont envié le sort d'Épiménide qui s'endormit dans une caverne et s'aperçut en rouvrant les yeux que le monde avait vieilli! Qui n'a pas rêvé pour son compte la merveilleuse aventure de la Belle au bois dormant?
«Hé bien! mesdames, le professeur Meiser, un des hommes les plus sérieux de notre siècle, était persuadé que la science peut endormir un être vivant et le réveiller au bout d'un nombre infini d'années, arrêter toutes les fonctions du corps, suspendre la vie, dérober un individu à l'action du temps pendant un siècle ou deux, et le ressusciter après.
– C'était donc un fou? s'écria Mme Renault.
– Je