«On t'a expliqué depuis que la montre renfermait un ensemble d'organes bien adaptés et bien huilés qui se mouvaient spontanément dans une harmonie parfaite. Si un ressort vient à se rompre, si un rouage est cassé, si un grain de sable s'introduit entre deux pièces, la montre ne marche plus, et les enfants s'écrient avec raison: «La petite bête est morte.» Mais suppose une montre solide, bien établie, saine de tout point, et arrêtée parce que les organes ne glissent plus faute d'huile, la petite bête n'est pas morte: il ne faut qu'un peu d'huile pour la réveiller.
«Voici un chronomètre excellent, de la fabrique de Londres. Il marche quinze jours de suite sans être remonté. Je lui ai donné un tour de clef avant-hier, il a donc treize jours à vivre. Si je le jette par terre, si je casse le grand ressort, tout sera dit. J'aurai tué la petite bête. Mais suppose que, sans rien briser, je trouve moyen de soutenir ou de sécher l'huile fine qui permet aux organes de glisser les uns sur les autres, la petite bête sera-t- elle morte? non, elle dormira. Et la preuve, c'est que je peux alors serrer ma montre dans un tiroir, la garder là vingt-cinq ans, et si j'y remets une goutte d'huile après un quart de siècle, les organes rentreront en jeu. Le temps aura passé sans vieillir la petite bête endormie. Elle aura encore treize jours à marcher depuis l'instant de son réveil.
«Tous les êtres vivants, suivant l'opinion du professeur Meiser, sont des montres ou des organismes qui se meuvent, respirent, se nourrissent et se reproduisent pourvu que leurs organes soient intacts et huilés convenablement. L'huile de la montre est représentée chez l'animal par une énorme quantité d'eau. Chez l'homme, par exemple, l'eau fournit environ les quatre cinquièmes du poids total. Étant donné un colonel du poids de cent cinquante livres, il y a trente livres de colonel et cent vingt livres ou soixante litres d'eau. C'est un fait démontré par de nombreuses expériences. Je dis un colonel comme je dirais un roi: tous les hommes sont égaux devant l'analyse.
«Le professeur Meiser était persuadé, comme tous les savants, que casser la tête d'un colonel, ou lui percer le coeur, ou séparer en deux sa colonne vertébrale, c'est tuer la petite bête, attendu que le cerveau, le coeur, la moelle épinière sont des ressorts indispensables sans lesquels la machine ne peut marcher. Mais il croyait aussi qu'en soutirant soixante litres d'eau d'une personne vivante, on endormait la petite bête sans la tuer; qu'un colonel desséché avec précaution pouvait se conserver cent ans, puis renaître à la vie, lorsqu'on lui rendrait la goutte d'huile, ou mieux les soixante litres d'eau sans lesquels la machine humaine ne saurait entrer en mouvement.
«Cette opinion qui vous paraît inacceptable et à moi aussi, mais qui n'est pas rejetée absolument par notre ami le docteur Martout, se fondait sur une série d'observations authentiques, que le premier venu peut encore vérifier aujourd'hui.
«Il y a des animaux qui ressuscitent: rien n'est plus certain ni mieux démontré. Mr Meiser, après l'abbé Spallanzani et beaucoup d'autres, ramassait dans la gouttière de son toit de petites anguilles desséchées, cassantes comme du verre, et il leur rendait la vie en les plongeant dans l'eau. La faculté de renaître n'est pas le privilège d'une seule espèce: on l'a constatée chez des animaux nombreux et divers. Les volvox, les petites anguilles ou anguillules du vinaigre, de la boue, de la colle gâtée, du blé niellé; les rotifères, qui sont de petites écrevisses armées de carapace, munies d'un intestin complet, de sexes séparés, d'un système nerveux, avec un cerveau distinct, un ou deux yeux, suivant les genres, un cristallin et un nerf optique; les tardigrades, qui sont de petites araignées à six et huit pattes, sexes séparés, intestin complet, une bouche, deux yeux, système nerveux bien distinct, système musculaire très développé; tout cela meurt et ressuscite dix et quinze fois de suite, à la volonté du naturaliste. On sèche un rotifère, bonsoir! on le mouille, bonjour! Le tout est d'en avoir bien soin quand il est sec. Vous comprenez que si on lui cassait seulement la tête, il n'y aurait ni goutte d'eau, ni fleuve, ni océan capable de le ressusciter.
«Ce qui est merveilleux, c'est qu'un animal qui ne saurait vivre plus d'un an, comme l'anguillule de la nielle, peut rester vingt-huit ans sans mourir, si l'on a pris la précaution de le dessécher. Needham en avait recueilli un certain nombre en 1743; il en fit présent à Martin Folkes, qui les donna à Baker, et ces intéressants animaux ressuscitèrent dans l'eau en 1771. Ils jouirent de la satisfaction bien rare de coudoyer leur vingt- huitième génération! Un homme qui verrait sa vingt-huitième génération ne serait-il pas un heureux grand-père?
«Un autre fait non moins intéressant, c'est que les animaux desséchés ont la vie infiniment plus dure que les autres. Que la température vienne à baisser subitement de trente degrés dans le laboratoire où nous sommes réunis, nous prendrons tous une fluxion de poitrine. Qu'elle s'élève d'autant, gare aux congestions cérébrales! Eh bien! un animal desséché, qui n'est pas définitivement mort, qui ressuscitera demain si je le mouille, affronte impunément des variations de quatre-vingt-quinze degrés six dixièmes. Mr Meiser et bien d'autres l'ont prouvé.
«Reste à savoir si un animal supérieur, un homme par exemple, peut être desséché sans plus d'inconvénient qu'une anguillule ou un tardigrade. Mr Meiser en était convaincu; il l'a écrit dans tous ses livres, mais il ne l'a pas démontré par l'expérience. Quel dommage, mesdames! Tous les hommes curieux de l'avenir, ou mécontents de la vie, ou brouillés avec leurs contemporains, se mettraient eux-mêmes en réserve pour un siècle meilleur, et l'on ne verrait plus de suicides par misanthropie! Les malades que la science ignorante du dix-neuvième siècle aurait déclarés incurables, ne se brûleraient plus la cervelle: ils se feraient dessécher et attendraient paisiblement au fond d'une boîte que le médecin eût trouvé un remède à leurs maux. Les amants rebutés ne se jetteraient plus à la rivière: ils se coucheraient sous la cloche d'une machine pneumatique; et nous les verrions, trente ans après, jeunes, beaux et triomphants, narguer la vieillesse de leurs cruelles et leur rendre mépris pour mépris. Les gouvernements renonceraient à l'habitude malpropre et sauvage de guillotiner les hommes dangereux. On ne les enfermerait pas dans une cellule de Mazas pour achever de les abrutir; on ne les enverrait pas à l'école de Toulon pour compléter leur éducation criminelle: on les dessécherait par fournées, celui-ci pour dix ans, celui-là pour quarante, suivant la gravité de leurs forfaits. Un simple magasin remplacerait les prisons, les maisons centrales et les bagnes. Plus d'évasions à craindre, plus de prisonniers à nourrir! une énorme quantité de haricots secs et de pommes de terre moisies serait rendue à là consommation du pays.
«Voilà, mesdames, un faible échantillon des bienfaits que le docteur Meiser a cru répandre sur l'Europe en inaugurant la dessiccation de l'homme. Il à fait sa grande expérience en 1813 sur un colonel français, prisonnier, m'a-t-on dit, et condamné comme espion par un conseil de guerre. Malheureusement, il n'a pas réussi; car j'ai acheté le colonel et sa boîte au prix d'un cheval de remonte dans la plus sale boutique de Berlin.
IV – La victime
– Mon cher Léon, dit Mr Renault, tu viens de me rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté ta dissertation comme on écoute le discours latin du professeur de rhétorique; il y a toujours dans l'auditoire une majorité qui n'y apprend rien et une minorité qui n'y comprend rien. Mais tout le monde écoute patiemment en faveur des émotions qui viendront à la suite. Mr Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiser et de son digne élève, Mr Pouchet; tu en as donc trop dit si tu as cru parler à notre adresse; tu n'en as pas dit assez pour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien aux discussions pendantes sur le vitalisme et l'organicisme: La vie est-elle un principe d'action qui anime les organes et les met en jeu? N'est-elle, au contraire, que le résultat de l'organisation, le jeu des diverses propriétés de la matière organisée? C'est un problème de la plus haute importance, qui intéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardiment devant elles. Il suffirait de leur dire: «Nous cherchons s'il y a un principe vital, source et commencement de tous les actes du