Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 8 - (Q suite - R - S). Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Техническая литература
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peu à l'hiératisme des arts grecs des bas temps, et qu'elle avait su prendre, dans ces arts, comme modèle, celui qui avait conservé les allures les plus libres, la peinture.

      La peinture byzantine, en effet, n'excluait pas encore à cette époque l'individualisme, tandis que la sculpture semblait ne reproduire que des types uniformes consacrés. Les vignettes de manuscrits grecs du VIe au Xe siècle présentent, non-seulement des compositions empreintes d'une liberté que ne conservent pas les sculptures des ivoires et objets d'orfévrerie, mais qui reproduisent évidemment des portraits. Ces vignettes tiennent compte de la perspective, de l'effet produit par des plans différents, par la lumière; quelques-unes même sont profondément empreintes d'une intention dramatique 67.

      Nous allons montrer comment les clunisiens avaient introduit dans la sculpture, imitée comme faire et comme style de l'école byzantine, ces éléments de liberté et l'observation de la nature soit par la reproduction vraie du geste, soit par l'étude des types qu'ils avaient sous les yeux. C'est la porte principale de l'église abbatiale de Vézelay, ouvrage d'une grande valeur pour l'époque, qui va nous fournir les exemples les plus remarquables de cette statuaire pseudo-byzantine des clunisiens, à la fin du XIe siècle ou pendant les premières années du XIIe.

      L'ensemble de cette oeuvre est présentée dans l'article PORTE (fig. 11). On remarquera, tout d'abord, qu'il y a dans cette composition un mouvement, une mise en scène, qui n'existent pas dans les compositions byzantines de la même époque ou antérieures. L'idée dramatique subsiste au milieu de ces groupes de personnages auxquels l'artiste a voulu donner la vie et le mouvement.

      Voyons les détails: voici fig. 3, deux des figures 3/4 nature, sculptées sur le pied-droit de droite; c'est un saint Pierre qui discute avec un autre apôtre attentif et paraissant se disposer à donner la réplique. Le geste du saint Pierre est net, bien accusé, et sa tête prend une expression d'insistance grave qui est tout à fait remarquable. À côté de ce réalisme, le faire des draperies, la manière dont elles sont disposées, ces plis relevés par le vent, sentent l'école byzantine. Examinant attentivement les types des têtes de ces statues, on reconnaît qu'ils n'ont rien de commun avec la statuaire byzantine. Les sculpteurs clunisiens se sont inspirés de ce qu'ils voyaient autour d'eux. Ces têtes présentent des caractères individuels, ce ne sont plus des types de convention.

      Sur des chapiteaux de la même porte, des personnages fournissent des types variés; l'un, celui A, figure 4, a le nez long, fin, le front découvert, les yeux grands, à fleur de tête, l'angle externe légèrement relevé; la bouche petite, la lèvre inférieure saillante, le menton rond et la barbe soyeuse. L'autre, celui B, a le nez court, les yeux couverts, la bouche large et la mâchoire développée. La tête du premier est longue, celle du second ronde. La tête de femme C présente un autre type. Cette femme, vêtue seulement d'un court jupon de poils, tient une fronde de la main droite; à son bras gauche est attaché une sorte de bouclier orné d'une croix, et derrière lequel elle semble se cacher. C'est une sainte Madeleine chassant au désert, pour pourvoir à sa nourriture. Un gros oiseau est devant elle. Le sculpteur a-t-il voulu donner à cette tête un caractère qu'il supposait oriental? Ce qui est certain, c'est que les traits de cette femme diffèrent des types admis dans les sculptures du monument. Les yeux sont longs, les pommettes saillantes, le menton et la bouche vivement accentués, le nez très-fin et recourbé. Il y a donc dans cette école déjà une recherche des physionomies, des traits, sur la nature. Si nous regardons les pieds, les mains des personnages de ces bas-reliefs, nous pouvons constater également une étude déjà fine de la nature, on a recours à elle, et l'influence byzantine se fait sentir seulement dans la façon d'exprimer les plis des draperies, dans certains procédés adoptés pour faire les cheveux, les accessoires; la même observation pourra être faite sur le bas-relief de la cathédrale d'Autun, bas-relief postérieur à celui de Vézelay de vingt ou trente ans au plus, et d'un moins bon style. Mais dans cette oeuvre de sculpture, les types des têtes ont un caractère bien prononcé et qui n'est nullement byzantin.

      L'une de ces têtes que nous donnons figure 5, et que nous avons pu avoir entre les mains parce qu'elle avait été brisée et jetée dans des plâtras, lorsque ce bas-relief fut muré à la fin du dernier siècle, reproduit un des types généralement admis dans cette sculpture. Ce type tout à fait particulier, n'a rien de romain ou de byzantin, mais possède un caractère asiatique prononcé; il semble appartenir aux belles races caucasiques. Les lignes du front et du nez, la délicatesse de la bouche, l'enchâssement de l'oeil couvert et légèrement relevé à l'angle externe, la longueur des joues, le peu d'accentuation des pommettes, la petitesse extrême de l'oreille, la barbe soyeuse et frisée, accusent une belle race qui n'est ni romaine, ni germaine. L'oeil est rempli par une boule de verre bleu et le sourcil est accusé par un trait peint en noir. Ce type de tête ne se rencontre nulle part dans les figures de Vézelay, où généralement les fronts sont hauts et développés, la distance entre la bouche et le nez grande, l'oeil très-ouvert, les pommettes prononcées. Mais ce qui est à remarquer, c'est que si l'on se promène dans les campagnes du Morvan, sur les points les plus éloignés de la circulation, on rencontre assez fréquemment ce beau type chez les jeunes paysans. Voici donc dans deux monuments très-voisins,--puisque Autun n'est qu'à 90 kilomètres de Vézelay,--la même école de sculpteurs ayant pris pour point de départ l'étude des arts byzantins, qui s'inspire des types variés que fournissent ces localités. Mais si nous pénétrons dans d'autres régions, soumises à d'autres écoles, nous trouverons également à cette époque, c'est-à-dire de 1100 à 1150, ces mêmes tendances vers l'étude de la nature et l'observation des types locaux.

      On comprendra qu'il ne nous serait pas possible de fournir la quantité d'exemples que comporterait un pareil sujet qui demanderait, à lui seul, un ouvrage étendu. Nous devons nous borner à signaler quelques points saillants afin d'attirer l'attention des artistes, des archéologues, des anthropologistes, sur ces questions dont la valeur est trop dédaignée.

      Nous avons parlé de l'école de Toulouse, toute byzantine au XIe siècle. Comme ses soeurs, au XIIe siècle cette école abandonne en partie l'hiératisme grec des bas temps pour chercher l'étude de la nature.

      Le petit hôtel de ville de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne) 68 est un des plus jolis édifices du milieu du XIIe siècle, c'est-à-dire de 1140 environ. Il appartient à l'école de Toulouse. Sa sculpture est traitée avec un soin et une perfection rares.

      Entre autres figures, sur l'un des chapiteaux de la galerie du premier étage de ce monument est sculpté un roi dont nous donnons ici le masque (fig. 6). S'il est un caractère de tête bien caractérisé, évidemment pris sur la nature, c'est celui-là. Ce front large, ces yeux bien fendus, grands, ces arcades sourcilières éloignées du globe de l'oeil, ce nez fin, cambré, serré à la racine et près des narines, celles-ci étant minces, relevées; ces lèvres fermes et nettement bordées; cette barbe en longues mèches, ces oreilles écartées du crâne, ces cheveux longs et soyeux ne présentent-ils pas un de ces types slaves comme on en trouve en Hongrie et sur les bords du bas Danube 69. À côté de cette tête il en est d'autres qui présentent un caractère absolument différent et qui se rapproche des types les plus fréquemment adoptés dans la statuaire de Toulouse.

      Poursuivons cette revue avant de reprendre l'ordre que nous devons suivre dans cet article.

      Transportons-nous à Chartres. Le portail occidental de la cathédrale présente une suite de statues d'une exécution très-soignée. Ce sont de grandes figures longues qui semblent emmaillotées dans leurs vêtements comme des momies dans leurs bandelettes et qui sont profondément pénétrées de la tradition byzantine comme faire, bien que les vêtements soient occidentaux. Les têtes de ces personnages


<p>67</p>

Voyez dans les oeuvres de Dioscoride de la bibliothèque impériale de Vienne, manuscrit du VIe siècle, la miniature représentant Juliana Anicia; les manuscrits grecs, nos 139, 64, 70 de la bibliothèque impériale de Paris, Xe siècle; les manuscrits de la bibliothèque de Saint-Marc de Venise; celui conservé au Louvre. Beaucoup de vignettes de ces manuscrits se font remarquer par la grandeur et l'énergie des compositions, par la netteté du geste et par la physionomie tout individuelle de certains personnages. Dans son Histoire des arts au moyen âge, M. Labarte a reproduit fidèlement quelques-unes de ces vignettes. Dans le même ouvrage on peut voir des copies d'ivoire du Ve au XIe siècle byzantin, obtenues par la photographie, qui forment, par leur caractère hiératique, un contraste frappant avec ces peintures.

<p>68</p>

Voyez HÔTEL DE VILLE, fig. 1, 2 et 3.

<p>69</p>

Cette tête, comme toutes les sculptures de cet édifice, était peinte. On voit encore la trace des prunelles d'un ton gris bleu.