C'est en effet dans les provinces de la Gaule romaine où s'établirent les Burgondes et les Visigoths que nous pouvons signaler un sentiment d'art étranger aux traditions gallo-romaines. C'est dans ces provinces de l'est conquises par les Burgondes et dans l'Aquitaine, occupée par les Visigoths, que les écoles de sculpture se développent plus particulièrement avant le XIIe siècle, tandis que les provinces occupées par les Francs demeurent attachées aux traditions gallo-romaines jusqu'au moment des premières croisades. Les Normands ne laissèrent pas d'apporter avec eux quelques ferments d'art, mais cela se bornait à ces ornements qu'on retrouve chez les peuples scandinaves et ne concernait point la statuaire qui semble leur avoir été tout à fait étrangère. Si les monuments normands les plus anciens, c'est-à-dire du XIe siècle, conservent quelques traces de sculptures, celles-ci se bornent à des entrelacs grossiers, à des imbrications et des intailles; mais la figure n'y apparaît qu'à l'état monstrueux; encore est-elle rare.
Les invasions scandinaves qui eurent lieu dès le VIe siècle sur les côtes de l'ouest avaient-elles aussi déposé quelques germes de cette ornementation d'entrelacs et de monstres tordus que l'on rencontre encore au XIe siècle sur les monuments du bas Poitou et de la Saintonge? C'est ce que nous ne saurions décider. Quoi qu'il en soit, cette ornementation ne conserve plus le caractère gallo-romain abâtardi que l'on trouve encore entier dans le Périgord, le Limousin et une bonne partie de l'Auvergne pendant le XIe siècle et qui ne cessa de se reproduire en Provence jusques au XIIIe.
Nous avons montré par un exemple (fig. 2) ce qu'était devenue la statuaire au XIe siècle dans les villes d'Aquitaine ayant conservé des écoles d'art. Elle n'était plus qu'un pastiche grossier des ivoires byzantins répandus par les négociants en Occident. Cependant cette province, comme celles du Nord et de l'Est, fait au, commencement du XIIe siècle un effort pour abandonner les types hiératiques; elle aussi cherche le dramatique, l'expression vraie du geste, et elle ne dédaigne plus l'étude de la nature. Le musée de Toulouse et l'église de Saint-Sernin nous offrent de très-beaux spécimens de ce passage de l'imitation plate des types rapportés de Byzance à un art très-développé bien qu'empreint encore des données grecques byzantines.
Le fragment (fig. 12) qui représente un signe du zodiaque et qui fait partie du musée de Toulouse date de la première moitié du XIIe siècle. La figure est trois quarts de nature. Il y a dans cette sculpture un mouvement, une recherche de l'effet, une manière que l'on rencontre dans les peintures grecques mais point dans les sculptures. Il semblerait donc que la méthode adoptée par les clunisiens, consistant à s'inspirer des peintures plutôt que des sculptures byzantines, était désormais admise par les principales écoles de la France. Mais on peut distinguer dans le centre d'art qui se développait à Toulouse, au XIIe siècle, d'une façon si remarquable, deux écoles, l'une qui tendait vers l'exagération des types admis chez les peintres grecs, l'autre qui inclinait vers l'imitation de la nature. Un certain nombre de chapiteaux déposés au musée de Toulouse et provenant des cloîtres de Saint-Sernin bâtis vers 1140, sont d'une finesse d'exécution, d'une recherche de style exceptionnelles. Les scènes représentées sur ces chapiteaux sont, au point de vue de l'étude de la nature et notamment du geste, en avance sur les écoles des provinces voisines et même sur celles du nord.
Voici (fig. 13) un fragment d'un de ces chapiteaux représentant Salomé, la fille d'Hérodiade, au moment où elle obtient d'Hérode, pendant un festin et en dansant devant lui, la tête de saint Jean-Baptiste. Les gestes de ces deux personnages sont exprimés avec délicatesse, indiquent le sujet non sans une certaine grâce maniérée. Les draperies, les détails des vêtements, d'une extrême richesse, sont rendus avec une précision, une vivacité et un style que l'on ne rencontre plus à cette époque dans la sculpture engourdie des Byzantins.
Ces belles écoles toulousaines du XIIe siècle dont il nous reste de si remarquables fragments, s'éteignent pendant les cruelles guerres contre les Albigeois. Cependant si l'on considère leurs oeuvres à Toulouse, à Moissac, à Saint-Antonin, à Saint-Hylaire 73, à Saint-Bertrand de Comminge 74, on peut admettre qu'elles eussent pu rivaliser avec les meilleures écoles du Nord pendant le XIIe siècle. Faire sortir un art libre, poursuivant le progrès par l'étude de la nature, en prenant un art hiératique comme point de départ, c'est ce que firent avec un incomparable succès les Athéniens de l'antiquité. Des sculptures dites éginétiques, c'est-à-dire empreintes encore profondément d'un caractère hiératique, aux sculptures de Phidias, il y a vingt-cinq ou trente ans. Or nous voyons en France le même phénomène se produire. Des statues de Chartres, de Corbeil, de Châlons-sur-Marne, de Notre-Dame de Paris 75, de Saint-Loup (Seine-et-Marne), à la statuaire du portail occidental de la cathédrale de Paris il y a un intervalle de cinquante ans environ et le pas franchi est immense. Dans cette statuaire des premières années du XIIIe siècle il n'y a plus rien qui rappelle les données byzantines pas plus qu'on ne retrouve de traces de la statuaire éginétique, toute empreinte de l'hiératisme de l'Asie, dans les sculptures du temple de Thésée ou du Parthénon.
Cela, si nous envisageons l'art à un point de vue philosophique, mérite une sérieuse attention et tendrait à détruire une opinion généralement répandue, savoir: que l'art ne saurait se développer dans le sens du progrès s'il prend pour point de départ un art à son déclin enfermé dans des formules hiératiques. Les Hellènes cependant se saisirent des arts déjà engourdis de l'Asie et de l'Égypte comme on se saisit d'un langage. En peu de temps avec ces éléments, desquels jusqu'à eux on ne savait tirer qu'un certain nombre d'idées formulées de la même manière, ils surent tout exprimer.
Comment ce phénomène put-il se produire? C'est qu'ils n'avaient considéré l'art hiératique que comme un moyen quasi-élémentaire d'enseignement, un moyen d'obtenir d'abord une certaine perfection d'exécution, un degré déjà franchi au-dessous duquel il était inutile de redescendre. Quand leurs artistes eurent appris le métier à l'aide de ces arts, très-développés au point de vue de l'exécution matérielle, quand ils furent assurés de l'habilité de leur main, quand (pour nous servir encore de la comparaison de tout à l'heure) ils eurent une parfaite connaissance de la grammaire, alors seulement ils cherchèrent à manifester leurs propres idées à l'aide de ce langage qu'ils savaient bien. Une fois certains de ne pas tomber dans une exécution matérielle inférieure à celle des arts asiatiques, ils n'essayèrent plus d'en reproduire les types, mais se tournant du côté de la nature, étudiant ses ressorts physiologiques et psychologiques avec une finesse incomparable, ils s'élancèrent à la recherche de l'idéal ou plutôt de la nature idéalisée. Comment cela? D'abord, de la reproduction plus ou moins fidèle des types hiératiques qui leur servent de modèles, ils en viennent à chercher l'imitation des types vivants qui les entourent. Cet effort est visible dans les sculptures doriennes de la Sicile, de la grande Grèce et dans celles de l'Hellade les plus anciennes. Comme chez les Égyptiens et les Assyriens, le portrait sinon de l'individu, de la race au moins, apparaît dans la statuaire dorienne immédiatement après des essais informes.
Mais au lieu de faire comme l'artiste assyrien et égyptien qui, perpétuant ces reproductions de types, arrivait à les exprimer d'une manière absolument conventionnelle; qui possédait des formules, des poncifs pour faire un Lybien, un Nubien, un Ionien, un Mède ou un Carien, le Grec réunit peu à peu ces types divers d'individus et même de races; il leur fait subir une sorte de gestation dans son cerveau, pour produire un être idéal, l'humain par excellence. Ce n'est pas le Mède ou le Macédonien, le Sémite pur ou l'Égyptien, le Syrien ou le Scythe, c'est l'homme. Cherchant une abstraction parfaite il ne saurait s'arrêter; il retouche sans cesse ce modèle abstrait qui est une création éternellement remise dans le moule, et par cela même qu'il cherche toujours, qu'il va devant lui, étant monté aussi haut que l'artiste peut atteindre, il doit redescendre. C'est ainsi que le Grec tourne le dos à l'hiératisme oriental.