Ces statues de Chartres datent aussi de 1140 environ. À coup sûr l'artiste qui a sculpté cette tête, tout soumis qu'il fût à la donnée byzantine sous certains rapports, s'en écartait encore plus que ceux dont nous venons de présenter les oeuvres, au point de vue de l'étude de la nature. Des types que nous venons de présenter, celui-là seul a un caractère vraiment français ou gaulois, ou celte si l'on veut. Ce front plat, ces arcades sourcilières relevées, ces yeux à fleur de tête, ces longues joues, ce nez largement accusé à la base et un peu tombant, droit sur son profil, cette bouche large, ferme, éloignée du nez, ce bas du visage carré, ces oreilles plates et développées, ces longs cheveux ondés n'ont rien du Germain, rien du Romain, rien du Franc. C'est là, ce nous semble, un vrai type du vieux Gaulois. La face est grande relativement au crâne, l'oeil peut facilement devenir moqueur, cette bouche dédaigne et raille. Il y a dans cet ensemble un mélange de fermeté, de grandeur et de finesse, voire d'un peu de légèreté et de vanité dans ces sourcils relevés, mais aussi l'intelligence et le sang-froid au moment du péril. Les masques des autres statues de ce portail ont tous un caractère individuel; l'artiste ou les artistes qui les ont sculptés ont copié autour d'eux et ne se sont pas astreints à reproduire un type uniforme. Ce fait mérite d'autant mieux d'être observé, que vers la fin du XIIe siècle, ainsi que nous le démontrerons tout à l'heure, la statuaire admet un type absolu qu'elle considère comme la perfection, et ne se préoccupe plus de l'individualisme des personnages.
Il existe encore dans l'église abbatiale de Saint-Denis deux statues transportées par Alexandre Lenoir au Musée des monuments français et provenant de l'église Notre-Dame de Corbeil; ces deux figures baptisées des noms de Clovis et de Clotilde, sans autorité, sont de la même époque que celles du portail occidental de Chartres. Longues comme celles-ci, exécutées avec un soin extrême, remarquables d'ailleurs comme style, très-intéressantes au point de vue des vêtements, rendues avec une grande finesse, elles nous fournissent des types de têtes qui ne rappellent en rien ceux de Chartres.
Voici (fig. 8) celle du roi. Ce masque n'est pas la reproduction d'un type admis, d'un canon; c'est, pour qui sait voir, un portrait ou plutôt un type de race, un individu par excellence. Les grands yeux, fendus comme ceux des plus belles races venues du nord-est, les joues plates, le nez bien fait, droit, la bouche petite et bien coupée, la lèvre supérieure étant saillante; le front très-large et plat, les arcades sourcilières charnues et suivant le contour du globe de l'oeil, la barbe souple et les moustaches prononcées, les cheveux abondants et longs; tous ces traits appartiennent au caractère de physionomie donné à la race mérovingienne. Que l'on compare ce masque à celui que donne la figure 7 et l'on trouvera entre ces deux types la différence qui sépare le mérovingien ou les dernières peuplades venues du nord-est, du vieux sang gaulois. Le dernier type, celui figure 8, est évidemment plus beau, plus noble que l'autre. Il y a dans ces grands yeux si bien ouverts une hardiesse tenace, dans cette bouche fine quelque chose d'ingénieux qui n'existent pas dans le masque de Chartres. Ces deux têtes mises en parallèle, on comprend que le type nº 8 domine par la hardiesse et la conscience de sa dignité le type nº 7; mais on comprend aussi que ce dernier, dans la physionomie duquel perce un certain scepticisme, finira par redevenir le maître. Il y a dans les traits du roi, et dans la bouche notamment, une naïveté qui est bien éloignée de l'expression du masque de Chartres. La tête de la reine provenant du portail de Notre-Dame de Corbeil et qui faisait pendant à la statue du roi n'est pas moins remarquable. Mais pour mieux faire saisir avec quelle finesse ces écoles du XIIe siècle en France reproduisaient les caractères des types humains qu'ils avaient sous les yeux, nous mettons en parallèle le masque d'une statue de femme du portail de la cathédrale de Chartres et celui de la statue provenant de Corbeil (fig. 9).
Si l'on demandait laquelle de ces deux femmes est la maîtresse, laquelle la servante, personne ne s'y tromperait; il y a dans la tête de la reine A, de Corbeil, une distinction, un sentiment de dignité, une gravité intelligente qui ne se trouvent pas dans la tête B, de Chartres. Mais si nous mettons en parallèle la tête de femme de Chartres avec celle de l'homme (fig. 7), ces deux types appartiennent bien à la même race; si nous voyons ensemble les têtes du roi et de la reine de Notre-Dame de Corbeil, il est évident que ces personnages appartiennent tous deux aussi à une même race. Ce qu'il y a de railleur et d'amer dans la bouche de l'homme de Chartres se traduit dans le masque de la femme par une expression de bonhomie malicieuse. Les yeux de ces deux masques sont fendus de même, les paupières couvrent en partie le globe; le nez est large à la base et la mâchoire développée. Les personnages de Corbeil ont tous deux les yeux bien ouverts, les arcades sourcilières semblables, la bouche identique, la mâchoire fine, le nez délicat 71.
Entrons dans une autre province; en Poitou vers la même époque, c'est-à-dire de 1120 à 1140, la statuaire abonde sur les monuments. Cette statuaire est fortement empreinte du style byzantin, mais cependant l'individualisme, l'étude de la nature se fait sentir.
Voici (fig. 10) la tête d'une femme faisant partie d'un relief représentant la naissance du Sauveur, sur la façade de Notre-Dame-la-Grande, Poitiers. Qui ne reconnaîtrait là un de ces types si fréquents dans le Poitou? L'angle externe de l'oeil est abaissé, le nez est fort, droit, formant avec le front une ligne continue, le front est bien fait mais bas, la partie supérieure du crâne plate, la bouche près du nez et les lèvres charnues, la mâchoire ronde et développée, les joues grandes, les cheveux lisses. Mais nous devons limiter cet examen de l'observation des types humains à quelques exemples et reprendre l'historique des diverses écoles de sculpture du sol français.
Les influences byzantines n'ont pas été les seules qui aient permis à l'art de la sculpture de se relever de l'état de barbarie absolue où il était tombé.
Il est certain que des éléments d'art, très-peu développés il est vrai, avaient été introduits par les envahisseurs des Ve et VIe siècles. Les Burgondes, entre tous ces barbares venus du nord-est, semblent avoir apporté avec eux quelques-uns de ces éléments tout à fait étrangers aux arts de la Rome antique et même de Byzance.
Il existe dans les cryptes de l'ancienne rotonde de Saint-Bénigne, à Dijon, rebâtie en 1001 par l'abbé Guillaume, des fragments de l'édifice du VIe siècle. Ces fragments consistent en débris de moulures et de sculptures, lesquels ont à nos yeux un intérêt particulier. L'un des chapiteaux retrouvés dans les massifs du commencement du XIe siècle et qui par conséquent ne peuvent avoir appartenu qu'à un monument plus ancien, n'a rien qui rappelle le style gallo-romain. Cette étrange sculpture dont nous donnons (fig. 11) un dessin, se rapprocherait plutôt de certains types d'ornementation de l'Inde.
C'est un entrelacement d'êtres monstrueux parmi lesquels on distingue des serpents. Certaines sculptures anciennes de Scandinavie et d'Islande ont avec ce chapiteau des rapports de parenté non contestables. On y retrouve cette abondance de monstres, ce travail par intailles, ces ornements en forme de palmettes, ces entrelacs.
«La conquête des provinces méridionales et orientales de la Gaule par les Visigoths et les Burgondes fut loin d'être aussi violente que celle du Nord par les Francs. Étrangers à la religion que les Scandinaves propageaient autour d'eux, ces peuples avaient émigré par nécessité avec femmes et enfants sur le territoire romain.
«C'était par des négociations réitérées plutôt que par la force des armes qu'ils avaient obtenu leurs nouvelles demeures. À leur entrée en Gaule ils étaient chrétiens comme les Gaulois, quoique de la secte arienne, et se montraient en général tolérants, surtout les Burgondes. Il paraît que cette bonhomie, qui est un des caractères actuels de la race germanique, se montra de bonne heure chez ce peuple. Avant leur établissement à l'ouest du Jura presque