A la différence de maître Cocardasse junior, qui jouissait d'une riche chevelure crépue, noire comme une toison de nègre et largement ébouriffée, son compagnon collait à ses tempes quelques mèches d'un blond déteint. Même contraste entre les deux terribles crocs qui servaient de moustaches au maître d'armes et les trois poils blanchâtres hérissés sous le long nez du prévôt.
Car c'était un prévôt ce paisible voyageur, et nous vous certifions qu'à l'occasion, il maniait vigoureusement la grande vilaine épée qui battait les flancs de son âne.
Il se nommait Amable Passepoil. Sa patrie était Villedieu, en basse Normandie, cité qui le dispute au fameux cru de Condé-sur-Noireau pour la production des bons drilles.
Ses amis l'appelaient volontiers frère Passepoil, soit à cause de sa tournure cléricale, soit parce qu'il avait été valet de barbier et rat d'officine chimique avant de ceindre l'épée.
Il était laid de toutes pièces, malgré l'éclair sentimental qui s'allumait dans ses petits yeux bleus clignotants quand une jupe de futaine rouge traversait le sentier. Au contraire, Cocardasse junior pouvait passer par tous pays pour un très-beau coquin.
Ils allaient tous deux cahin-caha sous le soleil du Midi. Chaque caillou de la route faisait broncher le bidet de Cocardasse, et tous les vingt-cinq pas le roussin de Passepoil avait des caprices.
– Eh donc! mon bon, dit Cocardasse avec un redoutable accent gascon, voilà deux heures que nous apercevons ce diable de château sur sa montagne maudite… Il me semble qu'il marche aussi vite que nous.
Passepoil répondit, chantant du nez selon la gamme normande:
– Patience! patience! nous arriverons toujours assez tôt pour ce que nous avons à faire là-bas…
– Capédébiou! frère Passepoil, fit le Gascon avec un gros soupir, si nous avions eu un peu de conduite, avec nos talents, nous aurions pu choisir notre besogne…
– Tu as raison, ami Cocardasse, répliqua le Normand; mais nos passions nous ont perdus.
– Le jeu, caramba! le vin…
– Et les femmes! ajouta Passepoil en levant les yeux au ciel.
Ils longeaient en ce moment les rives de la Clarabide, au milieu du val de Louron. Le Hachaz, qui soutenait comme un immense piédestal les constructions massives du château de Caylus, se dressait en face d'eux.
Il n'y avait point de remparts de ce côté. On découvrait l'antique édifice, de la base au faîte, et certes, pour les amateurs de grandioses aspects, c'eût été ici une halte obligée.
Le château de Caylus, en effet, couronnait dignement cette prodigieuse muraille, fille de quelque grande convulsion du sol dont le souvenir s'était perdu.
Sous les mousses et les broussailles qui couvraient ses assises, on pouvait reconnaître les traces de constructions païennes. La robuste main des soldats de Rome avait dû passer par là. Mais ce n'étaient que des vestiges, et tout ce qui sortait de terre appartenait au style lombard des xe et xie siècles. Les deux tours principales, qui flanquaient le corps de logis au sud-est et au nord-est, étaient carrées et plutôt trapues que hautes. Les fenêtres, toujours placées au-dessus d'une meurtrière, étaient petites, sans ornement, et leurs cintres reposaient sur de simples pilastres dépourvus de moulures. Le seul luxe que se fût permis l'architecte consistait en une sorte de mosaïque. Les pierres, taillées et disposées avec symétrie, étaient séparées par des briques saillantes.
C'était le premier plan, et cette ordonnance austère restait en harmonie avec la nudité du Hachaz. Mais derrière la ligne droite de ce vieux corps de logis qui semblait bâti par Charlemagne, un fouillis de pignons et de tourelles suivait le plan ascendant de la colline et se montrait en amphithéâtre. Le donjon, haute tour octogone, terminée par une galerie byzantine à arcades tréflées, couronnait cette cohue de toitures, semblable à un géant debout parmi les nains.
Dans le pays, on disait que le château était bien plus ancien que les Caylus eux-mêmes.
A droite et à gauche des deux tours lombardes, deux tranchées se creusaient. C'étaient les deux extrémités des douves, qui étaient autrefois bouchées par des murailles, afin de contenir l'eau qui les emplissait.
Au delà des douves du nord, les dernières maisons du hameau de Tarrides se montraient parmi les hêtres. En dedans, on voyait la flèche de la chapelle, bâtie au commencement du xiiie siècle, dans le style ogival, et qui montrait ses croisées jumelles avec les vitraux étincelants de leurs quintefeuilles de granit.
Le château de Caylus était la merveille des vallées pyrénéennes.
Mais Cocardasse junior et frère Passepoil n'avaient point le goût des beaux-arts. Ils continuèrent leur route, et le regard qu'ils jetèrent à la sombre citadelle ne fut que pour mesurer le restant de la route à parcourir.
Ils allaient au château de Caylus, et, bien que, à vol d'oiseau, une demi-lieue à peine les en séparât encore, la nécessité où ils étaient de tourner le Hachaz les menaçait d'une bonne heure de marche.
Ce Cocardasse devait être un joyeux compagnon quand sa bourse était ronde; frère Passepoil lui-même avait sur sa figure naïvement futée tous les indices d'une bonne humeur habituelle; mais, aujourd'hui, ils étaient tristes, et ils avaient leurs raisons pour cela.
Estomac vide, gousset plat, perspective d'une besogne probablement dangereuse.
On peut refuser semblable besogne quand on a du pain sur la planche; malheureusement pour Cocardasse et Passepoil, leurs passions avaient tout dévoré.
Aussi Cocardasse disait:
– Capédébiou! je ne toucherai plus ni une carte ni un verre.
– Je renonce pour jamais à l'amour! ajoutait le sensible Passepoil.
Et tous deux bâtissaient de beaux rêves bien vertueux sur leurs futures économies.
– J'achèterai un équipage complet! s'écriait Cocardasse avec enthousiasme, et je me ferai soldat dans la compagnie de notre petit Parisien.
– Moi de même, appuyait Passepoil: soldat valet du major chirurgien.
– Ne ferai-je pas un beau chasseur du roi?
– Le régiment où je prendrais du service serait sûr au moins d'être saigné proprement!
Et tous deux reprenaient:
– Nous verrions le petit Parisien… Nous lui épargnerions bien quelque horion de temps en temps.
– Il m'appellerait encore son vieux Cocardasse!
– Il se moquerait de frère Passepoil, comme autrefois…
– Tron de l'air! s'écria le Gascon en donnant un grand coup de poing à son bidet, qui n'en pouvait mais, nous sommes descendus bien bas pour des gens d'épée, mon bon; mais à tout péché miséricorde! Je sens qu'avec le petit Parisien je m'amenderais.
Passepoil secoua la tête tristement.
– Qui sait s'il voudra nous reconnaître? demanda-t-il en jetant un regard découragé sur son accoutrement.
– Eh! mon bon, fit Cocardasse, c'est un cœur que ce garçon-là!
– Quelle garde! soupira Passepoil, et quelle vitesse!
– Quelle tenue sous les armes! et quelle rondeur!
– Te souviens-tu de son coupé de revers en retraite?
– Te rappelles-tu ses trois coups droits annoncés dans l'assaut chez Dalapalme?
– Un cœur!
– Un vrai cœur! Heureux au jeu, toujours, capédébiou! et qui savait boire!
– Et qui tournait la tête des femmes!
A