Les choses furent ainsi jusqu'à ce soir d'orage qui amena au manoir M. de Blois, son domestique Blaise et Lola.
Ce fut la ruine et la malédiction de Penhoël. Robert s'insinua dans la confiance du maître et domina bientôt à sa guise cet esprit trop faible pour lui résister. Robert était un homme habile et savait surtout prendre d'assaut le secret le mieux gardé. Dès qu'il devina la jalousie de Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut à lui.
Ses mesures, prises de main de maître, méritaient en vérité la victoire. Il s'était assis tranquillement dans ce manoir conquis entre le maître, qu'il tenait d'abord par son secret, ensuite par Lola, et qu'il devait tenir bientôt en troisième lieu par la main crochue de Macrocéphale, et Madame, dont il s'était fait le confident de vive force.
Personne n'était capable de lui résister.
Penhoël ne l'essaya même pas. Il suivit, dès l'origine, l'instinct de sa faiblesse, prenant pour oreiller les vices qui endorment et qui enivrent.
A de longs intervalles il s'éveillait encore; mais Robert savait faire tourner au profit de son intrigue habile ces rares éclairs d'intelligence et de volonté. Malgré son amour pour Lola, René, par une contradiction bien commune, restait jaloux de sa femme: c'était par là que Robert l'attaquait toujours.
Robert laissait échapper des demi-mots, et ménageait d'adroites réticences. Le maître était convaincu que Robert avait entre ses mains des preuves de son propre malheur.
Un reste de respect qu'il ne pouvait point secouer, et la conscience qu'il avait de sa conduite coupable, lui faisaient garder certains dehors envers Marthe; mais tout au fond de son cœur il y avait une ancienne rancune, et ses torts personnels, au lieu de contre-balancer les griefs qu'il croyait avoir, ne faisaient que les envenimer.
Cependant, malgré toutes ces raisons d'être cruel au moment de la vengeance, pour expliquer la barbarie froide de Penhoël vis-à-vis de sa malheureuse femme, il faut revenir toujours à la faiblesse originelle de son caractère. Ces êtres qui ont un bon fond, comme dit le langage usuel, arrivent, dans de certaines circonstances, à des excès de férocité incroyable. Que rien ne dérange le cours de leur existence, ils atteindront leur dernier jour sans avoir tué une mouche; mais que viennent le désordre, la lutte, où le courage leur manque, la défaite, en face de laquelle ils se trouvent sans force, vous les verrez tourner le dos lâchement à l'ennemi vainqueur, et chercher autour d'eux quelque victime sur qui décharger leur impuissante rage.
Et alors, point de pitié! ce qu'ils ont souffert ils veulent le rendre au centuple; ils s'acharnent à leur métier de tourmenteur; ils savourent la torture infligée et se consolent en disant au martyr: «C'est toi qui es cause de tout ce qui m'arrive!..»
Telle était exactement la position de René vis-à-vis de Marthe.
Celle-ci restait dans cet état d'accablement nerveux qui suit l'angoisse trop forte. Dieu clément a posé des bornes au delà desquelles la douleur humaine n'augmente plus et semble s'engourdir. Quand il s'agit de souffrances physiques, le patient tombe dans l'atonie; quand il s'agit de souffrances morales, l'âme s'endort en quelque sorte et perd également la sensibilité.
Marthe, abattue et brisée, ne pensait plus guère. Tous ces chocs répétés l'avaient écrasée, en quelque sorte, et anéantie.
Tout sommeil a ses rêves. Ce qui restait à Marthe de pensées se portaient vaguement vers le passé. Un songe confus la ramenait vers les jours de sa jeunesse.
Après tant d'années écoulées, le hasard lui apportait, bien tardivement, hélas! un baume pour la première blessure qui eût fait saigner son cœur.
Jusqu'alors, elle avait cru que Louis l'avait abandonnée pour courir le monde. Elle n'avait jamais eu de ses nouvelles. Tous ceux qui l'entouraient, excepté un pourtant, avaient pris à tâche, dès le principe, de lui enlever toute espérance.
Sauf le bon oncle Jean, la famille entière s'était réunie jadis pour la forcer à devenir la femme de René.
Durant les premiers mois, Marthe avait espéré fermement, malgré tout ce qui se disait autour d'elle. Louis était la loyauté même, et Marthe le savait engagé d'honneur à revenir. Pour lui enlever son espoir, il fallut le mensonge patient et l'obsession infatigable.
Marthe s'était lassée de combattre; elle avait cédé enfin, mais elle ne s'était jamais résignée.
Il y a des prisons dont les fenêtres, grillées de fer, donnent sur la campagne libre ou sur de beaux jardins en fleur. Marthe, enchaînée à sa misère accablante, voyait tout à coup l'horizon s'éclairer et s'ouvrir.
Ce bonheur si grand, si complet, d'aimer et d'être aimé, Marthe l'avait eu; on le lui avait dérobé.
Louis ne l'avait point délaissée. La lettre était datée de 1805, ce qui faisait déjà une longue année d'absence, et la tendresse de Louis semblait s'être accrue encore dans la solitude.
Que de félicités perdues remplacées par le malheur froid, long, implacable!..
Marthe ne se faisait point un raisonnement tout entier; elle s'arrêtait à moitié route, au mot bonheur, et son intelligence ébranlée se perdait en quelque douce chimère.
Son visage, derrière le voile que lui faisaient ses deux mains, avait comme un sourire.
La menace n'avait plus de prise sur elle, et la brutale parole du maître de Penhoël bruissait comme un vain son autour de son oreille inattentive.
C'était un repos de quelques secondes peut-être; mais au milieu de l'immense désert, l'ombre de l'oasis a d'indicibles charmes.
René continuait à plaisir son rôle de bourreau; il croyait deviner des larmes derrière les deux mains de Marthe, et cela lui plaisait.
– Vous ne niez pas, cette fois, madame!.. disait-il en feuilletant les pages de la seconde lettre; êtes-vous donc déjà lasse de mentir?.. J'attendais mieux de vous, sur ma parole!.. Faites-moi la grâce de m'écouter, je vous prie… Nous ne sommes pas au bout des plaisirs de cette soirée… et ce qui nous reste à lire est de beaucoup le plus intéressant.
Marthe ne répondit point. Penhoël avait beau affecter une tranquillité railleuse, son ivresse augmentait, sans qu'il s'en aperçût lui-même; sa voix balbutiait, épaisse et lourde; il y avait des moments où ses yeux mornes s'allumaient tout à coup pour jeter un brûlant éclair.
– Nous changeons de manière… reprit-il; nous n'avons ici ni date ni suscription… on a écrit cela au jour le jour… On a bien pleuré en l'écrivant… C'est un titre curieux… Attention! je commence:
«Voilà vingt fois que je prends la plume, et vingt fois que je déchire ma lettre. Comment vous exprimer tout ce que j'ai dans le cœur? Comment vous apprendre ce qui s'est passé? Comment vous dire pourquoi j'espère encore en vous, moi qui suis la femme d'un autre?..»
– Ce n'est pas une raison… interrompit René. Avez-vous la bonté de m'écouter, madame?
Marthe fit un signe de tête muet.
Ces formes courtoises, employées de temps en temps par Penhoël, dans le but d'aiguiser son sarcasme, manquaient leur effet par un double motif. D'abord, ses coups tombaient sur un corps inerte et presque insensible; ensuite, la raillerie émoussait son dard en passant au travers de son ivresse. Les paroles qu'il voulait faire ironiques tombaient de sa bouche pesantes et brutales comme l'insulte que gronde un laquais pris de vin.
«… Car je suis mariée… poursuivit-il, j'ai résisté tant que j'ai pu… tant que j'ai gardé une lueur de l'espoir qui me soutenait!..
«Mais ils étaient tous contre moi… votre père et votre mère… Ils me disaient, à moi, pauvre fille, recueillie au manoir dès mon enfance, et vivant de leurs bienfaits, ils me disaient: «N'êtes-vous entrée dans notre maison que pour la perte et le malheur de nos deux fils?.. Louis est parti à cause de vous… et voici notre René qui se meurt pour vous!
«C'était vrai, mon Dieu! si vous aviez vu René comme il était changé!