Le roman est essentiellement frivole. A tout le moins, faudrait-il être grave pour se draper avec avantage dans le roide manteau du pédantisme.
Hélas! la plume aimerait à se reposer pourtant. Tout le monde n'a pas la magnifique analyse de Balzac ou la puissante invention de Soulié. L'esprit le moins paresseux s'endormirait parfois avec joie dans quelque bonne petite dissertation. La chaire du professeur contient toujours un commode fauteuil.
Mais le roman doit marcher et ne jamais s'asseoir…
Quand ce rude axiome nous a coupé la parole, nous allions entamer notre chapitre par une phrase dogmatique, et dire, à propos du maître de Penhoël, quelque chose comme ceci: La faiblesse morale peut entraîner plus loin, sur la pente du mal, que la méchanceté même…
Nous le tenons pour dit.
Depuis bien longtemps Penhoël était jaloux. Nous l'avons vu autrefois, au milieu de son bonheur tranquille, tourmenté par de vagues soupçons. Dès ce temps-là, il y avait comme un fantôme entre lui et Blanche. Il adorait son enfant, mais derrière cet amour on devinait de sombres inquiétudes.
Et pourtant, à cette époque, le maître de Penhoël respectait sa femme à l'égal d'une sainte.
On ne peut pas dire, du reste, que sa jalousie fût absolument sans motifs. Le lecteur a pu deviner, d'après la lettre qui a passé sous ses yeux dans le chapitre précédent, une partie de l'histoire intime de la famille de Penhoël. Les circonstances qui accompagnèrent le mariage de Marthe avec René étaient elles-mêmes de nature à laisser toujours un doute au fond du cœur de ce dernier.
Alors que les fils du commandant de Penhoël étaient enfants tous les deux, les rôles qu'ils devaient jouer plus tard se dessinaient déjà. Louis était le plus fort et le plus intelligent; à cause de cela, il se dévouait toujours et restait victime de sa supériorité. On l'aimait mieux, on l'estimait davantage; mais sa générosité renvoyait à René la plus grande part des cadeaux et des caresses.
René profitait et abusait de cette position. Son caractère était ainsi fait. Entre les deux frères, il y avait eu pendant vingt ans échange d'amitié vraie; mais les sacrifices avaient constamment été du même côté.
Et comme il arrive toujours, l'affection du plus fort pour le plus faible s'était accrue par ces sacrifices mêmes. Tandis que René apprenait à profiter toujours du sacrifice, Louis s'habituait de plus en plus à s'oublier lui-même sans cesse: de sorte que l'égoïsme de l'un grandissait en proportion de l'abnégation de l'autre.
Un jour vint où les deux frères se trouvèrent en face de la même femme. C'était une belle jeune fille au cœur aimant et doux, une âme haute, un esprit gracieux, celle qu'on désire pour épouse et qui réalise le beau rêve des premières amours.
Louis eut l'avantage, comme en toute autre circonstance. Entre lui et son frère le cœur de Marthe ne pouvait point hésiter: il fut aimé.
Impossible de penser que René n'avait point deviné cet amour. Et pourtant il joua l'ignorance.
Sa passion était vive et profonde. Ce fut son frère qu'il choisit pour confident. Louis ne savait pas lequel il aimait le mieux de René ou de Marthe. Un instant il hésita, car il y avait entre lui et la jeune fille un lien mystérieux que nous n'avons point dit encore.
Son cœur saigna; durant toute une nuit sans sommeil il pleura sur sa couche brûlante. Le lendemain, avant le jour, il entra doucement dans la chambre de son père et de sa mère et les baisa endormis tous les deux…
Il ne devait plus les revoir en cette vie.
Il quitta le manoir, sans dire adieu à Marthe, après avoir pressé son frère contre son cœur.
Louis de Penhoël avait vingt et un ans quand il fit cela. Ce fut après une nuit de fièvre et en un moment où son amitié pour René s'exaltait jusqu'à l'enthousiasme.
En froide morale, Louis de Penhoël, malgré l'héroïsme de son dernier dévouement, commettait une faute grave, car il n'avait plus le droit d'abandonner Marthe, qui était à lui.
Mais il avait vu René tout pâle et les larmes aux yeux; René lui avait dit: «J'en mourrai!» Il avait suivi l'élan de son cœur généreux et il avait trouvé dans le premier moment une sorte de jouissance douloureuse au fond de ce suprême sacrifice.
Quant à Marthe, c'était une enfant de seize ans. Le lien qui la rattachait à lui eût été sérieux et même indissoluble à tout autre point de vue. Mais ce lien résultait d'une aventure bizarre et devait être un mystère, dans la pensée de Louis, pour la jeune fille elle-même…
En ceci Louis se trompait.
Il se disait que Marthe l'oublierait. A l'âge qu'elle avait, les impressions ne peuvent être durables. C'était un beau jeune homme que René de Penhoël, et c'était un bon cœur. A la longue, Marthe ne pourrait se défendre de l'aimer.
En cela Louis se trompait encore.
Le lendemain de son départ, avant le lendemain peut-être, alors que sa fièvre fut passée, il changea sans doute de sentiment. Son action lui apparut ce qu'elle était en réalité: généreuse d'une part, condamnable de l'autre, mais pouvait-il revenir sur ses pas?
Les jours se passèrent, et l'amertume de ses regrets s'envenima, loin de s'adoucir. Il y avait en lui un remords, parce qu'il ne s'était pas sacrifié tout seul. Il y avait surtout une douleur incurable et profonde, parce qu'il sentait son amour grandir, et qu'il comprenait bien que son malheur était de ceux qui ne finissent point.
Il n'avait pas mesuré ses forces; il ne savait pas lui-même jusqu'à quel point il aimait.
Nous apprendrons tout à l'heure comment fut vaincue la résistance de Marthe, et par quel moyen René devint son mari.
Cette répugnance avait été vive et obstinée. Une fois marié, le maître de Penhoël s'en souvint. Les longs refus de la jeune fille, combinés avec l'amour probable qu'elle avait eu pour l'absent, laissèrent dans le cœur de René un fonds d'inquiétude indestructible…
Trois ans s'étaient écoulés, cependant. L'union de Marthe et de René, après avoir été stérile, promettait un héritier au nom de Penhoël. Le commandant et sa femme étaient morts.
Un soir, c'était comme un rêve, René rentrait au manoir après la chasse; on était au commencement de l'hiver, et la nuit tombait déjà, bien qu'il fût à peine quatre heures.
En montant le sentier qui menait du passage de Port-Corbeau au manoir, à travers le taillis, René entendit un pas au-devant de lui dans l'ombre.
Il hâta sa marche, pensant que c'était un hôte qui arrivait à Penhoël.
C'était un hôte, en effet, mais la porte du manoir qui, d'ordinaire, s'ouvrait à tout venant, devait rester fermée pour lui.
L'étranger s'arrêta sous la vieille muraille, et René put le rejoindre. Il reconnut en lui l'aîné de Penhoël.
René seul aurait pu dire ce qui se passa en cette circonstance entre lui et son frère. Au bout d'une demi-heure, Louis redescendit le sentier qui menait au bac de Port-Corbeau.
Il avait la tête penchée sur sa poitrine.
Avant de passer l'eau, il jeta un dernier regard vers la maison de son père et cacha son visage entre ses mains.
Le nom de Marthe tomba de ses lèvres.
Il appela Benoît Haligan, qui ne le reconnut point, peut-être parce que le haut collet de son manteau de voyage remontait jusqu'au bord de son chapeau.
Louis avait fait bien des centaines de lieues pour venir visiter son frère; il repassa la mer, et depuis on ne le revit plus.
Marthe donna le jour à l'Ange de Penhoël.
En regardant sa fille, René se disait parfois que Louis était