Simone, restée seule, se demanda ce que sa mère pouvait bien avoir à confier à miss Ellen Crawford. Il lui fallut attendre, pour le savoir, plus d'une grande heure, vendre une demi-douzaine de cabbage sticks, de broches en vieil argent et de vues de Jersey. Enfin sa mère revint, et, comme personne ne se trouvait arrêté à la devanture du magasin:
– Simone, dit-elle, je viens de convenir avec miss Ellen qu'elle gardera la maison pendant une absence que je compte faire.
– Avec moi?
– Oui. Marie-Anne désire beaucoup que je sois marraine de son enfant; j'ai réfléchi, et j'accepte.
– Oh! maman!
La jeune fille traversa l'appartement; elle arriva, toute sa joie étonnée dans les yeux, jusqu'à madame Corentine, qui se tenait au delà de la porte, et enlevait son chapeau.
– Alors, Perros? dit-elle.
– Certainement.
– Et le grand-père Guen?
– Et même Lannion, si tu veux.
Simone voulut passer le bras autour du cou de sa mère.
– Merci, dit-elle, vous me faites si grand plaisir!..
Elle s'arrêta, sentant que sa mère la repoussait doucement.
– Laisse-moi, petite, laisse-moi. Nous ne partons pas tout de suite, d'ailleurs. Dans quatre jours: miss Ellen est occupée jusque-là.
L'enfant s'écarta. Elle vit que sa mère pleurait. Sa joie, brusquement refoulée, lui fit comme une blessure à l'âme. De nouveau, elles souffraient de tant s'aimer sans pouvoir se mettre à l'unisson.
Mais, un moment après, comme elles rentraient toutes deux dans le magasin, madame Corentine pria Simone d'aller chercher une liasse de papiers dans une des chambres du second. Simone partit. Elle monta l'escalier en courant. Et à mesure qu'elle montait, la joie recommençait à grandir en elle. Il fallait passer par un couloir vitré d'où l'on découvrait, par-dessus les toits voisins, le bout des jetées de Saint-Hélier et une large bande de mer. Simone s'arrêta. Elle regarda, tout attendrie, la limite bleue si loin, si loin. Et, comme personne n'était là pour l'épier, elle envoya un baiser vers la terre invisible de France.
Au retour, elle entra, sans raison, dans sa chambre de jeune fille, qu'elle trouva plus jolie que de coutume.
Des mots traversaient son esprit, bondissant l'un après l'autre, se rattrapant, se confondant, pêle-mêle, sans repos, comme des papillons de printemps: Perros, Trestrao, Marie-Anne, Lannion, Guen, Sullian, le père.
Et elle souriait à tous.
III
A peine le voyage de Lannion fut-il décidé, que madame Corentine regretta la parole donnée.
Elle était nerveuse, pâle, incapable de rien entendre en dehors de ses propres pensées qui la torturaient, quand elle monta, quatre jours après son entrevue avec miss Ellen Crawford, sur le pont de l'Alliance, le petit vapeur anglais qui fait le service entre Saint-Hélier et Saint-Malo. Étendue à l'arrière, sur une chaise longue, la tête enveloppée dans un châle, elle prétexta le malaise du roulis pour éloigner Simone: «Va, dit-elle, laisse-moi, je ne rouvrirai les yeux qu'à Saint-Malo.» Et elle se mit à penser, avec un trouble affreux, qu'elle allait perdre son enfant, qu'on la lui volerait, oui, sûrement, et à repasser toutes ces circonstances qui l'avaient amenée là, tous les mots échangés avec Simone depuis une semaine.
Des terreurs subites la prenaient. Et sa main, conduite par une espèce d'instinct de défense, touchait le sac aux armatures nickelées, posé près d'elle, et où elle avait renfermé la charte de sa liberté, la copie du jugement dont elle lisait de mémoire les lignes régulières, nettes comme des lames d'acier: «Au nom du peuple français, attendu qu'il résulte de l'enquête des sévices graves… Par ces motifs, prononce la séparation de corps entre les époux L'Héréec, avec tous ses effets de droit, déclare que la demanderesse aura la garde exclusive de l'enfant, qu'elle sera tenue seulement de remettre au mari pendant le mois de septembre…» Oserait-on, après cela, lui ravir sa fille? Non, il était lié. Elle avait pour elle la force des lois, les gens de justice. Elle en userait, au besoin. Elle se disait cela, et elle continuait quand même à s'enfoncer dans ce dédale de souvenirs, d'appréhensions, de raisonnements contradictoires, qui brisent l'énergie, et ne réparent pas les fautes commises.
Simone, après avoir refusé de quitter sa mère, la voyant immobile et la croyant assoupie, monta sur la passerelle. Il y avait peu de passagers. Elle s'accouda aux balustrades de fer, la figure dans le vent qui soulevait ses cheveux, près du lieutenant, un marin irlandais, que sa mère et elle avaient connu à Saint-Hélier. Et, pendant plus de deux heures, tandis que le bateau courait, brisant les lames courtes, elle prit un plaisir d'enfant à se faire expliquer la route, les manœuvres, les courants qui portent sur les roches, les balises. Le lieutenant racontait des histoires de mer, souriant dans sa barbe blonde aux questions de la jeune fille, et lui nommait les écueils, les uns trouant les vagues, les autres invisibles, reconnaissables seulement au bouillonnement et à la nuance de l'eau.
Bientôt Cézembre émergea, ronde comme un chaton de bague. La terre de France, simple ligne d'abord, se dentela, prit couleur, s'éleva. Le clocher de Saint-Malo pointa dans l'azur, et ce fut l'entrée de la Rance, large et superbe, toute blonde sur ses bords de roches et toute bleue au milieu, avec des lointains de forêts comme les fjords de Norvège.
Alors Simone, enthousiaste, descendit par l'échelle de la passerelle. Les mots d'admiration se pressaient sur ses lèvres. Elle fut surprise de trouver sa mère debout, qui la regardait venir, en souriant un peu derrière son lorgnon d'écaille.
– Est-ce beau, cette Bretagne!
Madame L'Héréec répondit, avec moins d'accent, mais avec un sérieux qui n'échappa point à Simone:
– Oui, très beau. Cela fait je ne sais quoi de se retrouver en France, n'est-ce pas, Simonette?
Et elle caressa la joue de Simone du bout de sa main gantée.
Dès leur arrivée, madame Corentine et sa fille prirent le train de Bretagne, mais elles s'arrêtèrent à Plouaret. Le lendemain seulement, vers dix heures, une calèche de louage vint les prendre, pour les mener à Perros, en tournant Lannion. Madame Corentine ne voulait pas s'exposer à rencontrer son mari, elle voulait éviter jusqu'à la vue de l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, massif entre ses deux jardins, avec ses contrevents bruns, son toit long coiffé d'un bourrelet de zinc, et qu'on aperçoit des coteaux voisins, au-dessus des ormeaux du Guer.
Il fallut couper à travers la campagne, par les chemins tordus autour des fermes. On allait lentement. La matinée avait la douceur bretonne, pénétrante et voilée. La brume, qui s'était embaumée toute la nuit sur les landes et les chaumes, comblait encore les vallées, et fumait sur les buissons bas, tandis que le soleil chauffait les arêtes rocheuses couronnées de pins. Les alouettes, qui sont nombreuses sur les côtes, se levaient et montaient pour voir la mer. On devinait que la splendeur de midi serait superbe et courte.
Madame Corentine, assise à droite, au fond de la calèche, resta d'abord silencieuse et distraite. Souvent, elle jetait un regard rapide sur les hauteurs qui cachaient Lannion. Ses yeux s'animaient comme au voisinage du danger. Un sentiment de révolte et de défi faisait redresser cette petite tête volontiers hautaine. Puis l'émotion d'une minute s'effaçait. Les yeux bleus se laissaient prendre aux détails familiers de la route. Un apaisement, un demi-sourire détendaient la physionomie de la jeune femme. Madame Corentine passait où elle avait passé petite fille, jeune fille, jeune épousée.
Quand les collines de Lannion, évitées par un long détour, bleuirent derrière la voiture, quand les chevaux,