Un second regard vers Simone, presque aussitôt détourné, levé dans le vague.
«Blonde, murmura-t-elle, blonde comme on ne l'est guère en Bretagne. Avec cela, j'avais des cheveux ondés qu'on aurait dit frisés au petit fer. Simone est bien, très bien, d'une autre manière, en brun. Et pas coquette! Moi je l'étais. On me disait trop que j'étais jolie… Le père me gâtait. Des soirs, je croyais que les vagues du port chantaient pour moi: «Jolie, la Corentine, jolie, jolie.»
Oui, le père la gâtait. Il était fier de la montrer, car nulle fille de Perros ou de Lannion n'avait la peau si blanche, le cou si fin, les yeux plus malicieux ou plus doux, selon qu'elle le voulait. Elle n'aimait pas les gros travaux, qu'elle laissait à Marie-Anne, la cadette. Elle préférait coudre, repasser, broder, ou s'en aller rendre visite à des amies moins jolies qu'elle. Son sang léger de Lannionnaise la poussait au plaisir. Elle adorait danser. Et quand approchait l'époque des pardons, de celui de la Clarté, ou même de ceux de Pleumeur, de Trébeurden, de Locquivy, elle y songeait des semaines d'avance, et demandait: «Si nous allions?» Et ils allaient, tous deux, elle et le père, lui, serré dans sa veste bleue de marin, qui avait des boutons marqués d'une ancre, et elle, en robe claire, avec son châle long, gris pâle, à frange de soie, sa coiffe de fête qu'elle portait si bien, sa chevelure d'or nattée sous les deux bandeaux de mousseline qui encadrent le visage des Perrosiennes et se redressent en touchant l'épaule, comme un bord de coquille. Ils allaient pour ne rentrer qu'à la nuit, presque les derniers. Le père grondait un peu. Corentine suppliait pour rester. Elle sortait du bal très lasse, enivrée des compliments, des regards, des mouvements de jalousie qu'elle avait provoqués. Elle revenait, dans un abattement délicieux, bercée par le roulis de la voiture, derrière le capitaine qui conduisait le cheval, bien droit au vent de la nuit, comme à la manœuvre. Et à la maison, au premier coup frappé, Marie-Anne, qui n'accompagnait jamais sa sœur aux pardons, accourait en jupon, épeurée, les yeux battants de sommeil. Une bouffée d'air entrait par la porte, et faisait voler les cendres du foyer.
C'était une de ces nuits-là qui avait décidé de sa vie. Corentine Guen ne pouvait manquer aux fêtes de Lannion, qui durent deux jours chaque année, le dernier dimanche d'août et le lendemain. Le dimanche soir surtout, il y a un vrai bal, sous les ormeaux du Guer, avec des bancs en gradins enveloppant une allée, des cordons de lanternes vénitiennes et de verres de couleurs pendus aux arbres, un orchestre, un peuple de curieux autour des palissades qui défendent l'entrée. Le dessous des branches est tout blond de lumière. Les bateaux ont mis leurs pavillons dehors. Tout le pays est là: les châtelaines avec leurs maris, accourus des vieux châteaux perdus dans les blés noirs, les officiers de marine en uniforme, beaucoup de maîtres de la flotte aux manches galonnées, car la maistrance se marie volontiers en Lannion, et les bourgeois et bourgeoises, et les jeunes filles de la ville ou des landes voisines, folles de danse et de toilette, qui viennent chercher un fiancé ou montrer leurs bijoux d'accordailles. C'est là qu'il faut voir, sous la coiffe d'apparat, deux rouleaux de mousseline allongés en cornets, les jolis cous bretons, minces comme des tiges de fleurs, et les grandes boucles d'oreilles d'or, et les tabliers de soie, et cette manière de marcher qu'ont les belles Lannionnaises, en balançant les franges de leurs châles et la tête en arrière.
Corentine Guen se trouvait parmi elles, au premier rang, la plus jolie, la plus regardée de toutes. Elle avait seize ans. Jamais elle ne s'était sentie si heureuse ni si bonne.
Et voilà qu'au moment où plus de cent jeunes hommes vont inviter autant de jeunes femmes et ouvrir le bal, un homme s'était avancé pour l'inviter, non pas quelqu'un de la maistrance, mais un monsieur, grand, jeune, avec toute sa barbe noire en carré et l'air grave. Au premier coup d'œil, elle avait deviné qu'il était venu pour elle, pour elle seule. Il la considérait, en approchant, avec une sorte d'admiration pieuse, comme une petite statuette de sainte. Elle en était troublée avant même qu'il lui parlât.
– Mademoiselle Corentine Guen, je crois?
– Oui, monsieur.
– Je n'ai personne pour me présenter. Mais ma famille connaît la vôtre. Je suis Guillaume L'Héréec, de Tréguier.
Sans rien dire de plus, il avait offert son bras. Elle l'avait pris, sans rien trouver à répondre, intimidée, presque effrayée, sans savoir pourquoi. Il avait bien un peu causé en dansant, mais de choses banales, comme avec les autres. Il prenait un soin extrême de ne pas froisser la robe grise ou la coiffe brodée. Il touchait à peine sa danseuse, comme une chose trop frêle. Mais elle lisait dans son âme, étant comme lui Bretonne et connaissant les songes que font les âmes silencieuses de ce pays-là.
Quand il l'eut reconduite à son banc, elle eût voulu ne plus danser de toute la soirée. Il revint l'inviter encore. Elle ne savait plus rire. La seule phrase hardie qu'il risqua, ce fut: «Je vous ai vue au dernier pardon de Pleumeur, et je n'ai pas osé vous inviter.» Qu'y avait-il là qu'elle n'eût dix fois entendu? Elle se sentait troublée au son de cette parole froide en apparence et au fond passionnée…
Madame L'Héréec se laissait rarement emporter, dans ses souvenirs, au delà de cette période de sa vie. La vanité heureuse et flattée avait fait autrefois sa gaieté exubérante. Sa vanité blessée la protégeait maintenant contre les retours offensifs des années pénibles. Elle s'interdisait d'y penser. Elle aimait mieux ne songer qu'à l'enfance, à la mignonne Corentine, à qui la vie et les passants souriaient dans les rues de Perros et de Lannion. Ce soir, la lassitude avait-elle affaibli sa volonté, ou bien l'occasion de ce retour en arrière avait-elle plus puissamment agi sur cette imagination toujours jeune? Madame L'Héréec abandonna sa pensée au cours qu'elle avait pris. Elle revit cet au delà des fêtes de Lannion, l'amour déclaré de Guillaume L'Héréec, l'opposition immédiate, violente, persévérante de madame Jeanne, la mère de Guillaume, une Bretonne de Tréguier, froide et tenace.
Oh! certes, si le mariage avait eu lieu, c'était bien malgré madame Jeanne. Elle avait lutté jusqu'au bout contre son fils, et dit tout ce qu'on pouvait dire: l'inégalité des fortunes, car les L'Héréec étaient riches et de vieille souche bourgeoise, la coquetterie de la jeune fille, l'humeur légère de toutes ces femmes de Lannion. Elle détestait Lannion d'une haine de clocher, méprisante et aveugle. Tous ses ancêtres étaient nés, s'étaient mariés, avaient dormi leur dernier sommeil à l'ombre de la cathédrale noire de Tréguier. L'honneur de leur vieux nom, leur réputation d'aisance et de probité commerciale avaient grandi lentement, sur ce sol rocheux, le long des rives profondes du Jaudy. Et il allait falloir quitter la patrie familiale, ne plus voir la tour d'Hastings, d'où tombait le soir le couvre-feu sur la ville endormie déjà, se transplanter, à plus de cinquante ans, pour suivre le caprice d'une enfant qui tenait le cœur, le cœur faible de Guillaume.
Ç'avait été la grande faute de Corentine, d'exiger que son mari vînt habiter Lannion. Elle avait déclaré qu'elle mourrait d'ennui dans cette ville sombre de Tréguier, plaisanté les gens de là-bas, leur vie contrainte et morne à son gré. Guillaume avait cédé, malgré tous, parce que les deux yeux bleus de sa fiancée le demandaient. Il avait vendu le moulin à huile, où s'était faite la fortune des aïeux, pour en acheter un autre, plus vieux et moins près de la mer, tout à côté de Lannion. Lui, très soumis à sa mère, Breton songeur et timide, il s'était trouvé intransigeant, presque dur, quand il s'était agi de ce départ qui coûtait tant à madame Jeanne.
Rapidement