IV
– Petite, attrape l'amarre!
Le capitaine Guen, qui arrivait à la godille, et doublait la pointe de la jetée de Perros, lança un paquet de cordes qui se déroula, et vint tomber sur la haute levée de granit, couverte de goëmons comme un vieux mur où grimperaient des lierres bruns. Marie-Anne se baissa avec effort, et attacha la corde au dernier échelon d'une échelle de fer. Le douanier de service regardait.
– Est-ce que la pêche est bonne, père?
M. Guen, sans répondre, se mit à parer son canot, en alignant, le long des bordages, les deux avirons, la gaffe et le bâton de sapin qui lui servait de beaupré. Le bruit des bois heurtés s'en allait, porté au loin par l'eau, dans le petit port en demi-cercle. Cette musique-là réjouissait le capitaine, et donnait de l'importance à son débarquement. Il ne se pressait pas. Des baigneurs, qui l'avaient aperçu, hâtaient le pas dans l'espoir d'acheter du poisson.
– La pêche doit être bonne, puisque vous ne répondez pas! reprit la jeune femme, les mains jointes sur le devant renflé de sa jupe grise.
Le capitaine enleva encore son ciré de toile, l'enferma dans un placard, à l'arrière, revêtit sa veste usée à deux rangs de boutons d'or qui lui donnait haute mine, puis, saisissant d'une main les barreaux de l'échelle, il monta, tenant de l'autre un panier d'où s'échappaient des gouttes de saumure mêlées d'écailles, qui tombaient dans la mer.
– Voilà! fit-il en apparaissant sur la jetée: dix dorades, deux vieilles et un congre, un petit, par exemple!
– Combien vos dorades, mon ami? demanda une voix d'homme, dans un groupe de cinq ou six curieux qui s'était formé autour de lui.
– Je ne vends pas mon poisson! dit le capitaine.
Il se redressa, en se voyant entouré d'étrangers, de ces «gallos» qu'il n'aimait guère, et, par-dessus leurs têtes, comme il était très grand, il regarda quelque chose droit en face de lui, sur le quai, là-bas. C'était son habitude, quand il prenait terre, de donner le premier coup d'œil à sa maison. Il aimait la revoir, en retraite sur l'alignement des autres, avec la porte abritée d'un auvent, et ses deux fenêtres ouvertes sur la baie, par où la brise entrait jusqu'à la nuit. Et ma foi, il n'avait point l'air ainsi d'un homme qui vend ses dorades, le capitaine Guen! Son cou, maigre et tanné, portait une tête petite et aplatie, une tête de goëland. Comme beaucoup de marins, Guen avait des oiseaux du large l'œil bleu vert et transparent. Quand il se fut assuré que tout était bien en place, dans le bas Perros:
– Enlève, petite!
Marie-Anne souleva le panier, le douanier porta la main à son képi, et Guen se mit à marcher rapidement vers le bourg. Arrivé à l'endroit où la jetée se coude pour rejoindre le quai, il se détourna pour voir l'étranger qui lui avait ainsi fait perdre ses mots, leva les épaules, et dit, d'une voie radoucie, tandis qu'une sorte de contentement plissait ses joues raidies par le vent et par le sel:
– Eh! eh! Marie-Anne! jolie pêche, n'est-ce pas?
– Oui, père!
– Et je n'ai été que jusqu'à la Noire de Thomé, sais-tu? Je n'avais qu'à moitié le cœur à mes lignes. Toujours je croyais qu'il nous était arrivé quelqu'un. Personne n'est venu?
– Non, personne, répondit la jeune femme en changeant de main le panier.
– Et pas de lettres?
– Non plus.
– Ça sera pour demain. Dommage que ton Sullian ne soit pas là, lui qui aime tant la soupe de vieilles! Enfin tu les porteras aux Tudy, qui sont pauvres.
– Oui, père.
Ils longèrent le quai, où quelques notables, moins actifs que le vieux Guen, revenus de toute navigation, même de la petite, bonnes gens à colliers de barbe rude, assis sur les bornes d'amarre et les pieds sur les câbles, échangèrent avec le capitaine le grognement bref des anciennes connaissances du même port. Ils baissaient la tête, balbutiaient un bonjour, et laissaient passer avec la belle indifférence d'un navire qui en croise un autre.
Guen, au milieu du port, inclina à droite, entra dans le petit cul-de-sac qui formait une place minuscule au-devant de sa maison, passa sous l'auvent couvert d'ardoises épaisses, d'un bleu gris, qui tremblaient, les jours de tempête, comme un clavier de castagnettes, et ouvrit la porte.
Pas de lettres! Cela le tourmentait un peu. Pourquoi Corentine n'avait-elle pas écrit, ni Sullian?
Selon son habitude, quand il rentrait de la pêche, il s'assit à califourchon sur une chaise, et alluma sa pipe, tourné vers le maigre feu qui faisait bouillir la marmite.
– Je sors, père, dit Marie-Anne; je vais chez les Tudy.
Quand elle eut refermé la porte, la longue salle enfumée redevint aux trois quarts obscure. Une seule fenêtre l'éclairait, petite et grillagée, à droite de l'entrée. Il faisait nuit de bonne heure dans cette pièce basse, qui servait de cuisine et de magasin de pêche au capitaine. Une table, des chaises, des filets, des lignes roulées sur des lièges, une paire d'avirons pendus au mur, une voile neuve dans un angle, c'était tout l'ameublement. Par prévision, depuis quatre jours, on avait dressé dans le fond un lit de bois pour le capitaine: si les Jersiaises allaient arriver! La chambre du capitaine, là-haut, était prête à les recevoir. Mais non, rien, pas de nouvelles!
Pourquoi se tourmenter, cependant? Corentine était comme cela, capricieuse, irrégulière. N'allait-elle pas se décider tout à coup et sans prévenir? Il la connaissait bien, sa Corentine! Si elle allait revenir au pays, là, chez lui! A cette pensée, qu'il avait eue pourtant bien des fois, Guen sentit son cœur se troubler.
C'est qu'il l'aimait bien, Corentine! Il l'avait aimée, même, d'un amour de prédilection, quand elle était jeune fille, et qu'on le louait si souvent à cause d'elle. Au retour de chaque voyage, il la trouvait embellie. Il comptait avec orgueil qu'il pourrait lui donner une dot assez ronde, pour une fille de simple capitaine, vingt mille francs, et qu'elle serait recherchée par quelque breveté, commandant un beau navire à vapeur, un de ceux qu'il aurait voulu être, lui.
Hélas! ç'avait été son grand chagrin bientôt, sa fille aînée. Il ne lui en avait pas gardé rancune. Il l'avait excusée tant qu'il avait pu, disant: «Attendez, laissez venir le temps», et, plus tard, quand, répudiée, chassée de Lannion, réfugiée à Perros pendant le procès qui se déroulait, elle était en butte aux médisances de tant de mauvais cœurs jaloux, ne cessant de répéter: «On n'a pas su la prendre, on a été trop dur avec Corentine, oui, trop dur!»
Ses raisons n'étaient jamais bien abondantes ni compliquées. Il n'avait point voulu entendre ce qu'on lui contait des dépenses, de la coquetterie et des impertinences de sa fille. Et il était demeuré frappé dans sa joie de vieux brave homme, dans la paix de sa conscience droite, comme par un malheur injuste, quand madame Corentine, séparée, trouvant la vie impossible à Perros aussi bien qu'à Lannion, s'était enfuie à Jersey.
Depuis ce moment-là, il s'était mis à pêcher avec passion. Il passait des jours, quelquefois une partie de la nuit, dans son canot à une voile, toujours seul et par tous les temps. Les retraités de son âge, qui le voyaient tant naviguer et se lasser, lui, un riche, qui avait bien le moyen d'acheter son poisson, disaient: «C'est Corentine qui lui manque. Il a un chagrin, cet homme-là.» Et ils n'avaient pas tort.
Mais la maison du port l'induisait aussi en tentation. Rien ne volait, rien ne flottait sur la baie qu'il ne le vît, pas un coup de vent, pas un yacht, l'aile tendue, gouvernant vers la jetée, pas