Madame Corentine. Bazin René. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Bazin René
Издательство: Public Domain
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Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
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une sorte de vue claire d'un problème redoutable. Cette jeune fille qui dormait avait eu, l'après-midi, une initiative inquiétante. Elle pensait à son père, peut-être bien plus qu'elle ne l'avouait; elle désirait le revoir. Oui, la trop longue séparation avait dû faire éclore, dans cette âme de vierge, une sorte de père idéal qu'elle adorait en le cachant, comme d'autres le fiancé des premiers rêves. N'était-ce pas effrayant de laisser se développer, dans la contrainte où les sentiments s'exaltent, le souvenir embelli du toit paternel et du père? Ne valait-il pas mieux aller au-devant du danger, accepter bravement l'invitation de Guen?

      Que répondrait-elle, madame Corentine, le jour où Simone lui dirait: «Mon devoir est de ne pas l'abandonner, je veux revoir mon père»? Que répondrait-elle? Et la question se poserait sûrement. A quoi servirait alors de dire oui? Quelle obligation Simone lui aurait-elle d'un consentement qu'elle aurait arraché, qu'on ne pouvait refuser? Et quelle autorité la mère aurait-elle pour fixer la durée de ce séjour? Une autorité bien diminuée, parce que l'enfant serait partie malgré la mère, parce qu'entre elles deux il y aurait eu une lutte sourde et longue avant d'en arriver là! Et si le père accueillait bien sa fille, – comment douter de l'accueil? – l'enfant très flattée, très adulée là-bas, penserait certainement qu'on avait eu tort de la retenir si longtemps, elle accuserait sa mère, elle ne lui pardonnerait pas, au fond du cœur, de lui avoir disputé cette joie naturelle, et, revenue à Jersey, elle y rapporterait une âme partagée, elle serait changée en une autre fille, qui examinerait curieusement et jugerait la longue jalousie de sa mère…

      Peut-être une diversion immédiate, un voyage en Bretagne préviendrait cet avenir menaçant. Oui, passer huit jours à Perros, envoyer Simone à Lannion deux ou trois jours… Elle était maîtresse de limiter la durée d'une faveur que personne n'avait demandée. Elle ramenait sa fille à jour fixe. Elle avait le beau rôle, et Simone serait engagée à revenir, par le sentiment même de générosité qui aurait poussé sa mère à lui dire: «Va!» L'objection, le malaise né entre elles à l'occasion du père disparaîtrait. Il serait évident que madame L'Héréec n'avait pas peur, puisqu'elle envoyait l'enfant vers lui, qu'elle n'avait pas de rancune sauvage…

      Hélas! la peur, la rancune, c'était au contraire, en ce moment, le plus vivant de cette âme bouleversée. A peine l'idée se fut-elle formulée dans l'esprit de madame Corentine, de risquer un voyage en Bretagne, la jeune femme se sentit toute défaillante. L'abandon qu'elle avait toujours craint, elle s'y précipiterait donc! Elle irait confier sa fille à ses ennemis! Encore s'il n'y avait eu que le mari, mais la mère, madame Jeanne, qui la détestait! Qui sait quand elle reverrait Simone, si elle la reverrait jamais? Sur un caprice d'enfant, sur une lettre du vieux Guen, elle serait folle, en effet, de risquer tout son bonheur, folle, folle…

      Elle répétait le mot, dans la peur de ce silence de tout, dans le vide de son âme, dans l'anxiété de ses contradictions. Qui la délivrerait, qui l'éclairerait, qui la sauverait?

      Un instant, elle, alla vers la fenêtre, et appuya son front aux vitres moites, derrière lesquelles la brume allait toujours, soufflée par le vent d'est. Tristesse des rues désertes, morne accablement des maisons où plus rien ne veille! Tout dort, il n'y a même plus un mouvement de passant, pas une étoile qui puisse tirer à soi l'abandonnée qui se débat et voudrait échapper à elle-même.

      Alors madame Corentine a traversé la chambre, elle s'est approchée du lit où dormait Simone, et, la fièvre au cœur, elle a pris dans ses mains une poignée des grands cheveux bruns épars sur l'oreiller, elle s'est penchée, elle les a baisés avec passion, puis elle est demeurée debout, immobile, longtemps, à regarder dormir celle qui venait d'écrire au père, là-bas, sur la côte de France.

      II

      Le lendemain matin, quand Simone entra dans la chambre de sa mère, celle-ci dormait encore, lasse d'avoir veillé et d'avoir pleuré. La jeune fille s'avança sur la pointe des pieds, enveloppa sa mère de ses bras, et l'éveilla en l'embrassant longuement, sans rien dire, avec ce merveilleux tact des enfants qui grandissent, et qui savent déjà que les tendresses blessées n'ont pas besoin d'explication, mais de caresses pour guérir.

      Elle retournait dans son appartement, heureuse d'avoir fait plaisir et de se sentir tant aimée. En passant à côté du métier, elle jeta un coup d'œil sur le dessin du canevas. A peine si le mouvement fut marqué: une inflexion légère de la taille, les grands cils qui s'abaissent et se relèvent. Mais elle avait vu que le trait à l'encre de Chine en était au même point. Madame L'Héréec avait deviné la pensée de sa fille.

      – J'avais les yeux si fatigués hier soir, dit-elle, que je n'ai pu continuer.

      Une demi-heure plus tard, elles descendaient au magasin, que la servante venait d'ouvrir et de balayer. Il faisait un soleil radieux. Et il était bien joli, sous cette pluie de rayons, l'étalage de la Lande fleurie. La lumière se brisait, en éclats de toutes les couleurs, sur mille objets aux surfaces polies, cailloux du Rhin, broches, bracelets, épinglettes, émaux, éventails en ivoire ou en plumes. Elle mettait une aigrette au bord rose des gros coquillages de l'Inde, sur les ongles des pattes de lagopèdes montées en porte-plumes et en coupe-papier, glissait en lueurs fauves le long des cannes de choux vernies, des cabbage sticks entassés dans un coin, cerclait d'une auréole les assiettes du Japon et les coupes de cristal, d'où s'élevaient, en pyramides crêpelées, tous les tabacs de la libre Angleterre, Virginian, Old Judge, army and navy mixture, Richmond gem, Orient, qui répandaient dans l'atmosphère un parfum de bazar levantin.

      Simone aimait ces choses brillantes et bien rangées. Elle aimait les clairs jours d'été. Elle s'avança, ouvrant les yeux tout grands, comme si elle fût entrée dans une salle de bal, devinant que sa jeunesse et cette lumière étaient faites l'une pour l'autre.

      Madame Corentine, qui la suivait, parut, au contraire, gênée par ce miroitement universel. Elle s'assit derrière un bureau qui occupait le milieu de la pièce, et se courba sur un livre de comptes, tandis que sa fille, debout, penchée au-dessus d'une vitrine, rangeait une collection de bijoux en granit de Jersey et de sous de l'île émaillés. Les doigts de Simone, à petits coups légers, redressaient l'alignement compromis par les acheteurs de l'avant-veille, donnaient une inclinaison plus heureuse à un croissant de pierre bleue ou rose, essuyaient un grain de poussière. Elle avait l'habitude et le goût de ce joli ménage. Son esprit ne s'y dépensait guère. Il lui en restait assez pour songer, et son cœur faisait du chemin autant que sa main en faisait peu, son cœur si jeune, grisé pour un rayon de jour. Elle pensait à son père qui, en ce moment peut-être, lisait la ligne tracée par elle sur la page blanche. Comment l'avait-il reçue? Un petit frisson l'agitait à cette idée. Elle se représentait bien la maison, le jardin, le salon où se tenait sans doute M. L'Héréec, avec sa mère, la sévère madame Jeanne, le coup de sonnette du marin, la porte ouverte par la vieille Gote; mais tout se brouillait ensuite, et elle cherchait, sans pouvoir la trouver, la figure de son père. Cinq années sans le voir avaient presque effacé l'image, altéré les contours, l'expression des yeux, le souvenir du son de la voix. Elle ne pouvait pas. C'était déjà comme si la mort avait passé, avec ses voiles qui s'ajoutent les uns aux autres, d'année en année. Pas même un portrait qui pût l'aider à ressaisir l'impression ancienne et si chère. Dans la nouvelle maison, tout ce qui rappelait le père était banni, excepté une photographie déjà jaune, datant des premières semaines après le mariage, et qu'elle avait aperçue une fois, un jour que sa mère feuilletait des liasses de lettres pliées en quatre.

      Elle se ralentit un peu dans son travail, leva la tête, et regarda sa mère.

      Madame Corentine avait appuyé son menton sur une de ses mains, et, les yeux vagues fixés sur la rue, elle réfléchissait. Elle avait l'air triste.

      Comme tout avait changé, depuis la veille, pour une ligne d'écriture!

      Simone se remit à ranger les bijoux de granit et les sous de Jersey. De temps en temps, elle levait les yeux vers le bureau d'où ne venait aucun bruit de plume rayant le papier, aucune ombre rapide d'un bras levé brisant les lueurs du parquet. Elle retrouvait toujours la même silhouette fine et songeuse.

      Il devait y avoir autre chose que le souci de la veille, pour que madame