Histoire des salons de Paris. Tome 4. Abrantès Laure Junot duchesse d'. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/44054
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href="#n27" type="note">27. Son esprit était charmant comme sa personne; elle connaissait peu madame de Staël, mais elle comprenait tout ce qui était supérieur, et madame de Staël était pour elle un être représentant tout ce que ce siècle devait produire de grand. Lorsque sa pensée s'arrêtait sur ces grandes choses que pouvait produire sa patrie, alors, artiste par le cœur comme elle l'était par l'esprit, on voyait flamboyer son œil toujours si doux et si velouté, sa bouche rosée ne s'ouvrait plus que rarement, et son ensemble était poétique. En voyant la plus belle de nos gloires littéraires recevoir un coup de pied comme une impuissante démonstration de l'inimitié envieuse, elle sentit au cœur une indignation profonde, et sur-le-champ elle alla s'asseoir à côté de madame de Staël.

      – Oui, lui répéta celle-ci, vous êtes bonne autant que belle…

      – Pourquoi? demanda madame de Custine en rougissant; car sa simplicité habituelle l'éloignait toujours de ce qui faisait effet.

      – Pourquoi? répondit vivement madame de Staël… Comment! vous me demandez pourquoi je vous dis que vous êtes bonne? Mais c'est pour être venue auprès de moi, pour avoir traversé cet immense salon au bout duquel je suis venue m'asseoir comme une sotte… Vraiment, vous êtes plus courageuse que moi.

      Madame de Custine rougit de nouveau jusqu'au front, et devint comme une rose.

      – Et cependant, dit-elle d'une voix dont le timbre ressemblait à une cloche d'argent, cependant je suis d'une telle timidité, que je ne saurais vous en raconter des effets, car vous vous moqueriez de moi.

      – Me moquer de vous! dit madame de Staël, d'une voix attendrie et en lui pressant la main… ah! jamais! À compter de ce jour, vous avez une sœur.

      Et ses beaux yeux humides s'arrêtaient avec complaisance sur la ravissante figure de madame de Custine, pour achever de s'instruire dans la connaissance de cette charmante femme… Dans ce moment, madame de Staël avait complètement oublié où elle était, le premier Consul, madame de Montesson, madame Bonaparte et son salut presque froid…

      – Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle à madame de Custine.

      – Delphine.

      – Delphine!.. Oh! le joli nom! J'en suis ravie!.. Delphine… C'est que cela ira à merveille!..

      Madame de Custine ne concevait pas pourquoi son nom inspirait tant de contentement à madame de Staël…

      Celle-ci la comprit.

      – Je vais faire paraître un roman, ma belle petite; et ce roman, je veux qu'il s'appelle comme vous… Je lui aurais donné votre nom, même s'il eût été différent… Oui, il sera votre filleul, ajouta-t-elle en riant… et il y aura aussi quelque chose qui vous rappellera cette journée28.

      Dans ce moment, le premier Consul rentra dans le salon. En voyant madame de Staël, dont madame de Montesson n'avait pas osé lui parler non plus que Joséphine, il alla vers elle, et lui parla longtemps; il ne fut pas gracieux, mais poli, et même plus qu'il ne l'avait été jusque-là avec madame de Staël… Elle était au ciel. Ceux qui l'ont connue savent comme elle était impressionnable, et avec quelle facilité on la ramenait à soi. La bonté de son cœur était si admirable qu'elle lui donnait une bonhomie toute niaise de crédulité; ce qui, avec son beau génie, formait un de ces contrastes qu'on admire.

      – Ah! général, que vous êtes grand! dit-elle au premier Consul… Faites que je dise que vous êtes bon avec la même conviction.

      – Que faut-il pour cela?

      – Ne jamais parler de m'exiler.

      – Cela dépend de vous… et puis dans tous les cas vous ne seriez pas exilée; les exils et les lettres de cachet ont été abolis par la Révolution.

      – Ah! dit madame de Staël d'un air étonné… et qu'est-ce donc que le 18 fructidor?.. Une promenade à Sinnamari… Le lieu était mal choisi, car l'air y est mauvais!..

      Le premier Consul fronça le sourcil… Il n'aimait pas que madame de Staël parlât politique, et surtout avec lui. Il s'éloigna sur-le-champ.

      Madame de Staël comprit aussitôt sa faute, ou plutôt sa bêtise, comme elle-même le dit le soir à M. de Narbonne, qu'elle rencontra chez le marquis de Luchesini.

      – Je suis toujours la même, lui dit-elle; j'ai parfois un peu plus d'esprit qu'une autre, et puis dans d'autres moments je suis aussi niaise que la plus bête… Aller lui parler du 18 fructidor!.. à lui!.. lui qui peut-être bien l'a dirigé29, quoiqu'il fût de l'autre côté des Alpes… mais qui de toute manière doit au fond du cœur aimer une révolution qui lui a permis de faire, lui chef militaire, une autre révolution avec des baïonnettes, puisque les magistrats du peuple, les Directeurs, en avaient agi ainsi avec les représentants de la nation…

      Le premier Consul ne voulut cependant montrer aucune humeur de cette conversation, qui, toute rapide qu'elle avait été, avait pu être entendue par les personnes qui étaient près de lui. Il s'approcha de madame de Montesson, causa avec elle sur une foule de sujets, et finit par lui demander s'il était vrai que M. le duc d'Orléans30 jouât très-bien la comédie.

      – Très-bien les rôles de rondeur et de gaieté. M. le duc d'Orléans n'aurait pas bien joué les rôles de Fleury, ni ceux de Molé; son physique d'ailleurs s'y opposait31; mais les rôles dans le genre de ceux que je viens de citer étaient aussi bien et même peut-être mieux remplis par lui qu'ils ne l'étaient souvent à la Comédie Française. On jouait souvent dans ses châteaux, car il aimait fort ce divertissement; aussi avait-il un théâtre dans presque toutes ses habitations. Nous avions beaucoup de théâtres particuliers dans les châteaux de nos princes et même à Paris. Outre celui de Sainte-Assise, il y en avait un à Chantilly, où madame la duchesse de Bourbon et M. le prince de Condé jouaient admirablement. Il y en avait aussi un à l'Île-Adam, chez M. le prince de Conti; mais là je ne crois pas, malgré le soin que le prince mettait à ce que sa maison fût une des plus agréables de France, que la partie dramatique fût aussi soignée que le reste.

      – Qu'est-ce donc qu'un théâtre sur lequel le duc d'Orléans aurait joué la comédie avec les comédiens français?.. Ce n'est pas Sainte-Assise.

      – Ah! vous avez raison, général… c'était sur un théâtre que M. le duc d'Orléans avait fait construire, ou au moins réparer, dans sa maison de Bagnolet. On y joua pour la première fois la Partie de chasse d'Henri IV, par Collé. Ce fut Grandval qui fit Henri IV, et, je dois le dire, M. le duc d'Orléans qui remplit le rôle de Michaud.

      Le premier Consul sourit avec cette malice qui rendait son sourire charmant, lorsqu'il était de bonne humeur. Il avait voulu amener madame de Montesson à dire que le duc d'Orléans jouait avec Grandval; mais c'était une époque où l'on était peu soigneux des convenances de rang, et où le Roi s'appelait La France32.

      Madame de Montesson vit le sourire… Elle ne dit rien… mais une minute après elle appela Garat, qui était à l'autre bout du salon, et lui dit, avec cette grâce charmante qu'elle mettait toujours dans une demande pour faire de la musique chez elle ou bien une lecture:

      – Qu'allez-vous nous chanter, Garat?.. avez-vous ici quelqu'un de force à chanter un duo de Gluck avec vous?

      Garat sortit un moment sa tête de l'immense pièce de mousseline dans laquelle il était enseveli et qui lui servait de cravate; puis il prit un lorgnon qui ressemblait à une loupe, et promena longtemps ses regards sur l'assemblée avant de répondre; probablement que l'examen ne fut pas favorable, car il secoua tristement la tête et laissa tomber lentement cette parole:

      – Personne.

      – J'en suis fâchée, dit madame de Montesson; vous auriez chanté ce beau duo que vous avez dit souvent avec la Reine… car vous chantiez souvent avec elle, n'est-ce pas?

      Garat


<p>28</p>

C'est pour rappeler cette matinée et la démarche de madame de Custine que madame de Staël a placé dans Delphine la scène qui se passe chez la Reine, lorsque tout le monde abandonne Delphine et que madame de R*** va auprès d'elle.

<p>29</p>

C'était à cette époque une opinion assez répandue que le général Bonaparte avait instruit et envoyé Augereau pour faire le 18 fructidor.

<p>30</p>

Monseigneur le duc d'Orléans, grand-père du roi.

<p>31</p>

M. le duc d'Orléans était très-gros, et n'aurait pas pu, en effet, jouer un rôle où il aurait fallu de l'élégance dans la tournure.

<p>32</p>

1760 ou 1761. – C'était l'époque qui commença les turpitudes de la fin du règne de Louis XV.