Histoire des salons de Paris. Tome 4. Abrantès Laure Junot duchesse d'. Читать онлайн. Newlib. NEWLIB.NET

Автор: Abrantès Laure Junot duchesse d'
Издательство: Public Domain
Серия:
Жанр произведения: Зарубежная классика
Год издания: 0
isbn: http://www.gutenberg.org/ebooks/44054
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nous ne connaissions pas alors le luxe des tulles de coton, non plus que la magnificence des fausses pierreries!.. ce qui peut se traduire ainsi: Luxe et pauvreté!… deux mots qui, joints ensemble, forment la plus terrible satire d'un temps et d'un peuple!.. Sur la tête on avait une toque de velours noir, avec deux plumes blanches; sur les épaules un très-beau châle de cachemire de couleur tranchante. Quelquefois on attachait un beau voile de point d'Angleterre, rejeté sur le côté, à la toque de velours noir, et la toilette était alors aussi élégante que possible, et ne pouvait être imitée par votre femme de chambre; d'autant que la femme ainsi habillée portait au cou, suspendue par une longue chaîne du Mexique, une de ces montres de Leroy que toutes les mariées, dans une grande position, trouvaient toujours dans leur corbeille; on avait donc ainsi une toilette toute simple et qui pourtant, avec la robe, le cachemire, la toque et la montre, se montait encore à une somme très-élevée25. D'autres toilettes étaient encore remarquées. On voyait des robes de cachemire, des redingotes de mousseline de l'Inde brodées à jour et doublées de soie de couleur; en général, on portait peu, et même point d'étoffes de soie le matin.

      Madame Bonaparte arriva vers une heure; sa toilette était charmante. Elle portait une robe de mousseline de l'Inde doublée de marceline jaune-clair, et brodée en plein d'un semé de petites étoiles à jour; le bas de la robe était une guirlande de chêne; son chapeau était en paille de riz, blanche, avec des rubans jaunes et un bouquet de violettes: elle était charmante mise ainsi. Elle était suivie de madame Talouet, de madame de Lauriston et de madame Maret. La cour consulaire se formait déjà.

      – Je vous annonce une visite, dit-elle en riant à madame de Montesson… J'osais à peine y compter ce matin; Bonaparte m'a fait dire26 tout à l'heure de le précéder, et qu'il me suivait dans un quart d'heure… Mais qu'avez-vous? demanda-t-elle plus bas à madame de Montesson en lui voyant un air abattu, contrastant avec son air et son état de contentement à elle-même, et les préparatifs de fête qui donnaient un aspect joyeux à toute la maison.

      – Ah! rien absolument, dit madame de Montesson… rien du tout qu'une grande joie de vous voir… et que redouble la nouvelle que vous venez de m'apprendre…

      – Bonaparte est allé au Champ-de-Mars pour y passer la revue d'un régiment qui part demain de Paris… mais il ne tardera pas…

      Madame de Montesson ne répondait qu'avec distraction à tout ce que lui disait madame Bonaparte, ses yeux se portaient avec inquiétude vers un groupe qui était à l'extrémité du salon et d'où sortaient parfois des éclats d'une voix retentissante, mais cependant si harmonieusement accentuée qu'elle avait le pouvoir d'émouvoir l'âme… et vivement… M. de Valence était dans le groupe, formé seulement par plusieurs hommes qui, après avoir salué madame Bonaparte, écoutaient la personne qui parlait sans modérer le ton de sa voix. C'était une singularité déjà à cette époque, car on commençait à ne s'asseoir et à parler devant tout ce qui venait des Tuileries qu'avec la permission donnée… Madame Bonaparte en fut frappée…

      – Je connais cette voix, dit-elle à madame de Montesson… oui!.. c'est elle!..

      – Ah! ne m'en parlez pas! répondit la désolée maîtresse de la maison… Sans doute c'est elle…; c'est madame de Staël!..

      – Mais, dit Joséphine avec l'accent d'un doux reproche qu'elle ne put retenir, vous savez que Bonaparte ne l'aime pas, et je vous avais dit que peut-être il viendrait!..

      – Eh! sans doute je le sais… mais que puis-je à cela?.. Demandez à M. de Valence ce qui s'est passé hier!.. elle était chez moi, et témoigna le plus vif désir de voir le premier Consul; je gardai le silence; elle me demanda s'il ne venait pas souvent chez moi. Je répondis laconiquement oui, sans ajouter autre chose, dans la crainte qu'elle ne me demandât trop directement de venir ce matin…; mais il paraît qu'elle n'avait pas besoin d'invitation… Je l'ai reçue très-froidement, et, contre mon habitude, j'ai même été presque impolie. Si vous m'en croyez, vous serez également peu prévenante avec elle. C'est la seule manière de lui faire comprendre qu'elle est de trop ici.

      Quelque bonne que fût Joséphine, c'était une cire molle prenant toutes les formes; dans cette circonstance, d'ailleurs, elle comprit que le premier Consul serait, ou fâché de trouver là madame de Staël, ou bien dominé par elle, et alors exclusivement enlevé à tout le monde, parce que madame de Staël était prestigieuse et magicienne aussitôt qu'on voulait l'écouter dix minutes. Aussi Joséphine la redoutait-elle plus que la femme la plus jeune et la plus jolie de toutes celles qui l'entouraient.

      Quand la brillante péroraison fut terminée, le groupe s'ouvrit, et madame de Staël s'avança vers madame Bonaparte, qui la reçut avec une telle sécheresse d'accueil, que madame de Staël, peu accoutumée à de semblables façons, elle toujours l'objet d'un culte et d'une admiration mérités au reste, fut tellement ébouriffée de ce qui lui arrivait, qu'elle recula aussitôt de quelques pas et fut s'asseoir à l'extrémité du salon… En un moment son expressive physionomie, son œil de flamme exprimèrent une généreuse indignation…; un sourire de dédain plissa les coins de sa bouche; et une minute ne s'était pas écoulée, qu'elle se trouvait élevée de cent pieds au-dessus de celles qui voulaient l'humilier et ne savaient pas qu'elle était, non pas leur égale, mais leur supérieure d'âme et de cœur comme elle l'était de toutes par l'esprit.

      – Bonaparte tarde bien longtemps, dit Joséphine… Un grand bruit de chevaux se fit entendre au même instant… c'était lui!..

      Il descendit de cheval et monta rapidement…; en moins de quelques secondes il fut au milieu du salon, salua madame de Montesson, s'approcha de la cheminée, jeta un coup d'œil vif et prompt autour de l'appartement, puis, s'approchant de Joséphine, il passa un bras autour de sa taille, si élégante alors, et l'attirant à lui il allait l'embrasser; mais une pensée le frappa, sans doute, et il l'entraîna dans la pièce suivante en disant à madame de Montesson:

      – Cette maison est-elle à vous, madame?

      Madame de Montesson courut après lui pour lui répondre, mais sans que personne suivît, et tout le monde demeura dans le salon.

      Pour comprendre la scène qui va suivre, il faut se rappeler qu'un moment avant, madame de Staël avait été au-devant de madame Bonaparte et en avait été fort mal reçue. Dans sa première surprise, elle avait été s'asseoir sur un fauteuil tellement éloigné de la partie habitée du salon qu'elle paraissait, dans cette position, être là comme pour montrer une personne en pénitence. À l'autre extrémité, vingt jeunes femmes très-parées, jolies, gaies, et portées naturellement à se railler de ce qu'elles ont l'habitude de craindre aussitôt que la possibilité leur en est offerte; derrière elles des groupes d'hommes parlant bas, témoignant de l'intérêt en apparence pour la position pénible d'une femme…; mais… ce mot était répété avec intention… tandis que d'autres disaient, avec le rire de la sottise:

      – Une femme!.. Oh! non sans doute!.. demandez-le lui à elle-même; elle vous dira qu'elle est un homme, tant son âme a de force!.. Oh! je ne suis pas étonné que le premier Consul ne l'aime pas.

      Madame de Staël comprenait ces discours sans les entendre; mais elle voyait chaque parole se traduire sur la physionomie de ce monde né méchant et que sa nouvelle vie sociale rendait plus méchant encore. Son œil d'aigle avait percé sans peine la nuit profonde de l'insuffisance de tout ce qui souriait à une position pénible, qui pourtant pouvait en un moment devenir celle de l'un d'eux.

      Mais cependant, quelque forte qu'elle fût sur elle-même, madame de Staël ressentit bientôt l'effet magnétique de tous ces yeux dirigés sur elle. C'était un cauchemar pénible dont elle voulut rompre le charme: elle se souleva, mais ne put accomplir sa volonté et retomba sur sa chaise.

      En ce moment, on vit une apparition presque fantastique traverser l'immense salon à la vue de tous. C'était une jeune femme charmante et belle, une Malvina aux blonds cheveux, aux yeux bleu foncé, aux formes pures et gracieuses. Elle traversa légèrement le salon et fut s'asseoir à côté de la pauvre délaissée. Cette démarche, dans


<p>25</p>

Une toilette comme je viens de la décrire pouvait revenir à 6 ou 8,000 francs. Un beau cachemire coûtait au moins 1,500 ou 2,000 fr. – Ces canezous très-brodés, 4 ou 500 fr., en raison de la dentelle qui était autour du col, et presque toujours en malines, valenciennes, et souvent en point d'Angleterre ou point à l'aiguille. – Le voile, 1,000 fr., et souvent bien au-delà lorsqu'il était dans une corbeille de mariage. – La montre, 2,000 fr. – La toque, 200 fr., etc. On voit que la chose allait vite.

<p>26</p>

Le premier Consul ne voulait jamais avoir l'air d'aller en aucun lieu par invitation… les demandes eussent été trop fréquentes, et beaucoup n'auraient même pas pu être refusées par lui.