– Mais c’est vous-même qui nous avez appris à en semer; l’an dernier vous m’en avez donné deux mesures.
– Eh bien, fais attention, dit Levine retournant à son cheval, surveille Michka, et si la semence lève bien, tu auras cinquante kopecks par dessiatine.
– Nous vous remercions humblement; nous serions contents, même sans cela.»
Levine remonta à cheval et alla visiter son champ de trèfle de l’année précédente, puis celui qu’on labourait pour le blé d’été.
Le trèfle levait admirablement et le labour était excellent; dans deux ou trois jours, les semailles pourraient commencer.
Levine satisfait revint par les ruisseaux, espérant que l’eau aurait baissé; effectivement il put les traverser, et au passage il effraya deux canards.
«Il doit y avoir des bécasses,» pensa-t-il; et un garde qu’il rencontra en approchant de la maison, lui confirma cette supposition.
Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer dîner et de préparer son fusil pour le soir.
XIV
Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde, il entendit un son de clochettes du côté du perron d’entrée.
«Quelqu’un arrive du chemin de fer, pensa-t-il: c’est l’heure du train de Moscou… Qui peut venir? Serait-ce mon frère Nicolas? Ne m’a-t-il pas dit qu’au lieu d’aller à l’étranger, il viendrait peut-être chez moi?»
Il eut peur un moment que cette arrivée n’interrompît ses plans de printemps; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie attendrie, que c’était bien lui que la clochette annonçait.
Il pressa son cheval, et, au tournant d’une haie d’acacias qui lui cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en pelisse. – Ce n’était pas son frère.
«Pourvu que ce soit quelqu’un avec qui l’on puisse causer!» pensa-t-il.
«Mais, s’écria-t-il en reconnaissant Stépane Arcadiévitch, c’est le plus aimable des hôtes! Que je suis content de te voir! «J’apprendrai certainement de lui si elle est mariée,» se dit-il.
Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide jour de printemps.
«Tu ne m’attendais guère? Dit Stépane Arcadiévitch en sortant de son traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de plaisir. Je suis venu: 1° pour te voir; 2° pour tirer un coup de fusil, et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo.
– Parfait? Que dis-tu de ce printemps? Comment as-tu pu arriver jusqu’ici en traîneau?
– En télègue c’est encore plus difficile, Constantin Dmitritch, dit le cocher, une vieille connaissance.
– Enfin je suis très heureux de te voir,» dit Levine en souriant avec une joie enfantine.
Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, où l’on apporta aussitôt son bagage: un sac, un fusil dans sa gaine, et une boite de cigares. Levine se rendit ensuite chez l’intendant pour lui faire ses observations sur le trèfle et le labourage.
Agathe Mikhaïlovna, qui avait à cœur l’honneur de la maison, l’arrêta au passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du dîner.
«Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-vous,» répondit-il en continuant son chemin.
Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait de sa chambre. Ils montèrent ensemble au premier.
«Que je suis donc content d’être parvenu jusqu’à toi! Je vais enfin être initié aux mystères de ton existence! Vraiment je te porte envie. Quelle maison! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch, oubliant que les jours clairs et le printemps n’étaient pas toujours là. Et ta vieille bonne! Quelle brave femme! Il ne manque qu’une jolie soubrette en tablier blanc; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère et monastique.»
Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été; il ne dit pas un mot des Cherbatzky, et se contenta de transmettre les amitiés de sa femme; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait amassé pendant sa solitude une foule d’idées et d’impressions qu’il ne pouvait communiquer à son entourage et qu’il versa dans le sein de Stépane Arcadiévitch. Tout y passa: sa joie printanière, ses plans et ses déboires agricoles, ses remarques sur les livres qu’il avait lus, et surtout l’idée fondamentale du travail qu’il avait entrepris d’écrire, lequel, sans qu’il s’en doutât, était la critique de tous les ouvrages d’économie rurale. Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus particulièrement cordial cette fois; Levine crut même remarquer une certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de tendresse.
Les efforts réunis d’Agathe Mikhaïlovna et du cuisinier eurent pour résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les petits pâtés confectionnés par le cuisinier avec l’espoir d’éblouir leur hôte; mais Stépane Arcadiévitch, habitué à d’autres dîners, ne cessa de trouver tout excellent: les liqueurs faites à la maison, le pain, le beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux.
«Parfait, parfait! Dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti. Je me fais l’effet d’avoir échappé aux secousses et au tapage d’un navire, pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l’élément représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre, et servir de guide dans le choix des procédés économiques? Je suis un profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses applications auront une influence sur le travailleur…
– Oui, mais attends; je ne parle pas d’économie politique, mais d’économie rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l’ouvrier au point de vue économique et ethnographique…»
Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures.
«Mes compliments, Agathe Mikhaïlovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant le bout de ses doigts potelés.
– Quelles salaisons et quelles liqueurs! Eh bien, Kostia, n’est-il pas temps de partir?» ajouta-t-il.
Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait derrière la cime encore dénudée des arbres.
«Il en est temps; Kousma, qu’on attelle,» cria-t-il, descendant l’escalier en courant.
Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirer lui-même son fusil de sa gaine; c’était une arme d’un modèle nouveau et coûteux.
Kousma, qui sentait venir un bon pourboire, ne le quittait pas; il l’aida à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se laissa faire avec complaisance.
«Si le marchand Rébenine vient en notre absence, fais-moi le plaisir, Kostia, de dire qu’on le reçoive et qu’on le fasse attendre.
– C’est à lui que tu vends ton bois?
– Oui;